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Vendredi 21 février 2020
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suite de la première page
E N Q U Ê T E
la poésie était et pouvait être
contenue dans un roman, et que
la meilleure preuve en était que
la plus grande poésie du siècle
dernier avait pris une forme ro
manesque. « L’Ulysse de Joyce
contient La Terre vaine d’Eliot et,
par ailleurs, lui est supérieur »,
ditil dans une interview en 2002,
l’année où il autorisa la réédition
de l’une de ses premières œuvres,
Anvers (2002 ; Christian Bourgois,
2004), livre prodigieux qui s’est
enrichi au fil du temps, et qui a le
charme d’être tel un scénario
d’avantgarde écrit pour un re
cueil de poèmes, bien qu’il ait
préféré le présenter comme « le
seul roman dont je n’ai pas honte,
peutêtre parce qu’il continue
d’être inintelligible ».
Comment expliquer l’éclat
qu’avaient à ses yeux les romans
inintelligibles ou, du moins,
pas complètement compréhensi
bles? Il lui semblait en général
- et ce phénomène, selon moi,
persiste aujourd’hui – que la plu
part des romans bénéficiant des
faveurs des lecteurs espagnols de
vaient leur succès moins aux his
toires racontées qu’à leur com
préhension aisée. Cette affirma
tion fait surgir cette interrogation
spontanée : n’étaitil pas en train
de dire qu’il y avait un autre genre
de romans, ceux qui spéculaient
totalement sur l’imagination, les
œuvres inintelligibles, beaucoup
plus proches de l’art véritable?
Une illusion
de connaissance
Il n’y a pas très longtemps, le
jeune poète (et prosateur) chilien
Alejandro Zambra, se posant une
question de ce genre, en déduisit
qu’un roman comme 2666 est un
grand roman parce qu’on n’y
comprend presque rien même si,
dans ses 1 000 pages et plus,
persiste une illusion de connais
sance, une imminence, c’està
dire cette « révélation qui ne se
produit pas » et dont Borges disait
qu’elle était l’art, précisément.
Ajoutons que cette « sensation
d’imminence » – « nous existons
dans un circuit d’attente de la
vérité », aurait dit Kafka – nous
donne une piste très précieuse.
Elle nous permet de deviner la
raison pour laquelle l’écrivain
américain John Ashbery (1927
2017) répétait avec insistance
qu’il était impossible d’être à la
fois un bon artiste et un artiste
capable d’expliquer intelligem
ment son travail.
Comme j’écris un peu sous le
coup de l’émotion, je dois dire,
avant d’oublier, qu’une autre des
grandes réussites de ce premier
tome des Œuvres complètes de
Roberto Bolaño tient à la décision
judicieuse de mêler, de façon la
plus apparemment anarchique,
les premiers textes de l’écrivain et
ses inédits les plus insolites, rap
prochés de chefsd’œuvre tels que
Prose de l’automne à Gérone ou
Etoile distante, qui sont, à mes
yeux, deux des perles de la cou
ronne bolañesque. Il s’agit d’une
réussite majeure, parce que le
mélange laisse voir, pour la pre
mière fois, indépendamment de
la date à laquelle les textes ont
été écrits, la surprenante grande
« cohérence intime » qui les unit.
Et parce qu’en plus, en poussant
le lecteur à se rebeller contre tout
ordre chronologique, elle l’oblige
à lire d’une façon que nous pour
rions qualifier de subvertie, un
type de lecture qui aurait sûre
ment fasciné Bolaño.
enrique vilamatas
Traduit de l’espagnol
par André Gabastou
œuvres complètes i,
de Roberto Bolaño,
traduit de l’espagnol (Chili)
par Robert Amutio
et JeanMarie SaintLu,
L’Olivier, 1 244 p., 25 €.
« Une immense liberté »
Pour de nombreux écrivains du monde entier, Roberto Bolaño est un géant. Rodrigo
Fresan, Adam Thirlwell, Mathias Enard ou Jakuta Alikavazovic en témoignent
Noémie Gantier dans « 2666 », adaptation de Julien Gosselin, au Festival d’Avignon, en 2016. JEAN-MARC ZAORSKI/GAMMA RAPHO
florence noiville
D
ans la nouvelle « Une aventure
littéraire » (dans Appels télé
phoniques, Œuvres complètes
I), Roberto Bolaño raconte
l’histoire de deux écrivains, A et B. A est
célèbre, il a de l’argent, il est lu. Autre
ment dit, il a satisfait « les ambitions les
plus hautes, et dans cet ordre, auxquelles
peut aspirer un homme de lettres ». B,
anonyme et sans le sou, déjeune seul
dans des gargotes où « il trouve à ce qu’il
mange un goût de terre, de matières en
putréfaction, de sang ». Quant à ses poè
mes, seules des revues marginales accep
tent de les publier.
Comme ce B ressemble à Bolaño! Pen
dant des années, l’écrivain chilien a tiré
le diable par la queue. Né à Santiago
en 1953, d’un père chauffeur routier (et
boxeur) et d’une mère enseignante, il
passe sa jeunesse au Mexique, revient au
Chili, milite à gauche et, après un détour
par le Salvador puis l’Afrique, se fixe en
Espagne. Mais sa situation est précaire.
Plongeur, gardien de camping, éboueur,
vendeur de bijoux : il enchaîne les petits
boulots, sans jamais pourtant cesser
d’écrire – 5 recueils de poèmes, 6 de nou
velles et 15 romans. Après tant d’années
de vache enragée, il rirait de voir qu’on
lui consacre des pages entières, à lui, le
petit garçon myope, solitaire et maigri
chon qui se réfugiait dans les livres.
Cette reconnaissance tardive, c’est à
l’éditeur Jorge Herralde qu’il la doit avant
tout. Au milieu des années 1990, le pa
tron des éditions barcelonaises Ana
grama le repère, le publie, décide de le
suivre, le porte à bout de bras. « Sans lui
et sans ses éditeurs étrangers, Bolaño
n’aurait jamais eu cette aura, souligne
Dominique Bourgois, dont la maison,
Christian Bourgois, fut la première, avec
Les Allusifs, à le publier en français. Jorge
Herralde est l’exemple même de l’éditeur
old school qui pouvait réellement s’occu
per d’un auteur. Nous lui devons tout. »
Le succès vient avec la publication
d’une parodie de dictionnaire critique,
La Littérature nazie en Amérique (1996 ;
Christian Bourgois, 2003). Mais Bolaño,
qui a 43 ans, n’en profitera pas long
temps. Il souffre d’une maladie hépati
que et son état nécessite une greffe de
foie, qui ne se fait pas. Il meurt à l’été
2003, à tout juste 50 ans.
Pour une poignée d’écrivains – hispa
nophones surtout, mais pas seule
ment –, Bolaño était déjà, de son vivant,
un « auteur culte ». La mort de ce dernier
grand poète maudit – qui coïncide avec
la publication quelques mois plus tard de
son chefd’œuvre, 2666 (que le metteur
en scène, Julien Gosselin, autre admira
teur de Bolaño, a porté au théâtre en 2016
dans une adaptation fleuve) – fait de lui
une légende. Unanimes, les auteurs
latinoaméricains – les Mexicains Ro
drigo Fresan et Jorge Volpi, le Chilien Ale
jandro Zambra, l’Argentin Alan Pauls, le
Salvadorien Horacio Castellanos Moya
ou le Guatémaltèque Rodrigo Rey
Rosa... – le voient aujourd’hui comme
l’un des plus grands auteurs en langue
espagnole de la seconde moitié du
XXe siècle. Une figure tutélaire dans le
sillage de Borges et de Cortazar.
« Pour ma génération, il est un grand
frère, mais un grand frère plus talentueux,
plus fou et finalement plus honnête que
nous tous », note Rodrigo Fresan dans
Roberto Bolaño. Una literatura infinita,
un volume de travaux critiques réunis
par le Centre de recherches latinoaméri
caines du CNRS (2005, non traduit). Fre
san parle du « big bang » Bolaño. Il quali
fie l’écrivain de « serial transgresseur »
sautant toujours plus haut audessus des
codes, des genres, des frontières, réconci
liant tragédie et comédie, réalisme et
onirisme, roman noir et épopée. Pour
l’écrivain, musicien et psychanalyste ar
gentin Edgardo Scott, il est un défri
cheur, libre et décalé, constamment « en
quête d’une “grande littérature” », forte,
joyeuse, puissante, mais « sans hermé
tisme ni concessions ». « Je le considère
comme l’ultime écrivain du boom latino
américain », ditil, en faisant référence
aux années 1960 et 1970.
Saluée aux EtatsUnis au début des an
nées 2000 par l’essayiste Susan Sontag
(19332004) ainsi que par la chanteuse et
écrivaine Patti Smith, l’œuvre de Bolaño
n’a pas tardé à séduire les anglophones
de la jeune génération, Américains du
Nord (comme Jonathan Lerner, Ben Ler
ner, Tommy Orange et même Stephen
King) ou Britanniques. « Pour moi, ses
deux grandes œuvres sont aussi les plus
longues, explique Adam Thirlwell. Ce
sont Les Détectives sauvages [1998 ;
Christian Bourgois, 2006] et 2666. Je les
ai sur mon bureau pendant que j’écris,
comme des jouets géants qui m’aident à
repenser le roman, à trouver de nouvelles
formes de composition. » Cette influence
s’étend jusqu’en Inde, où Jeet Thayil, par
exemple, est volontiers considéré – pour
Narcopolis (L’Olivier, 2013) et The Book of
Chocolate Saints (« Le livre des saints en
chocolat », 2017, non traduit) – comme le
Bolaño du souscontinent.
Difficile de dire ce qui rend son univers
aussi universellement séduisant. « Il y a
quelque chose de totalement mystérieux
dans sa narration, fluide et complexe,
claire et floutée, et dans sa prose fausse
ment simple qui dissimule, derrière l’hu
mour et l’inventivité, un cri d’effroi », no
tait dans « Le Monde des livres » (30 no
vembre 2018) l’écrivain Pierre Ducrozet à
propos du « charme insaisissable » de ses
livres. « Bolaño est bien plus qu’un
“charme”, rétorque Mathias Enard, écri
vain et chroniqueur du « Monde des li
vres ». C’est le grand rénovateur de la litté
rature en espagnol. L’homme de l’épopée
poétique, des poètes perdus à Mexico, des
Cantinas, des personnages foudroyants
de folie et de vérité. Bolaño c’est, je crois,
un des sommets de l’imagination poéti
que appliquée au roman ; une littérature
qui se lance toujours de nouveaux défis,
toujours plus loin, toujours plus fous... Et
qui a conscience de son immense liberté. »
Très marquée par lui, l’écrivaine Jakuta
Alikavazovic aime que l’« on trouve tout
chez Bolaño, des flics, des filles perdues,
des petites frappes... et puis des écrivains,
des soldats, de grands mystères poétiques
et existentiels, une profonde réflexion sur
la création et sur le mal ». « Bolaño, c’est
un vertige !, ajoutetelle. C’est par sa
prose que je l’ai découvert : un ami m’avait
offert Etoile distante, l’air de rien, avec
tout de même une étincelle dans l’œil, se
doutant que ça allait changer ma vie. »
Dixsept ans après sa mort, B n’est pas
devenu A. Il est simplement devenu
Roberto Bolaño, ce grand écrivain dont
le culte compte chaque jour plus de
fidèles. Que diraitil de cette gloire pos
thume? Le mot, « posthume », lui évo
quait un gladiateur romain, seul dans la
fosse aux lions. C’est comme ça qu’il
voyait la littérature. Comme un combat
sans fin qu’il faut livrer sans trembler.
Contre tout espoir.
EXTRAIT
« Petit matin couvert. Assis dans le
fauteuil, une tasse de café dans les
mains, toilette pas encore faite,
j’imagine le personnage de la façon
suivante : il a les yeux fermés, le
visage très pâle, les cheveux sales. Il
est allongé sur la voie de chemin de
fer. Non. Seule sa tête est sur un des
rails, le reste de son corps repose sur
un côté de la voie, sur le ballast d’un
gris blanchâtre. C’est curieux : la
moitié gauche de son corps donne
l’impression du relâchement propre
au sommeil, l’autre moitié en revan
che semble rigide, ankylosée, comme
s’il était déjà mort. Dans la partie su
périeure de ce tableau j’aperçois les
flancs d’une colline de sapins (oui, de
sapins !) et audessus de la colline un
groupe de nuages roses, on dirait un
crépuscule du Siècle d’or.
Petit matin couvert. Un homme,
mal habillé et pas rasé, me demande
ce que je fais. Je lui réponds que je ne
fais rien. Il m’explique qu’il envisage
de monter un bar. Un endroit, ditil,
où les gens iront manger. Il y aura
des pizzas et elles ne seront pas très
chères. Magnifique, lui disje. Puis
quelqu’un demande s’il est amou
reux. Que voulezvous dire par là,
ditil. On lui explique : estce qu’une
femme lui plaît sérieusement? Il ré
pond que oui. Ce sera un bar super,
disje. Il me dit que je suis invité à
l’inauguration. Tu pourras manger
ce que tu voudras sans payer. »
extrait de « prose de
l’automne à gérone »,
œuvres complètes i,
page 298
Repères
1953 Roberto
Bolaño naît à Santiago
du Chili.
1968 Il suit sa famille
à Mexico.
1973 Militant de
gauche, il retourne au
Chili pour « aider à
construire le socia
lisme ». Après le coup
d’Etat de Pinochet, il
est arrêté et passe huit
jours en détention.
1976 Reinventar el
amor, premier recueil
de poèmes.
1977 Il s’installe
en Espagne.
1996 Etoile distante,
premier roman (Chris
tian Bourgois, 2002).
1998 Les Détectives
sauvages (Christian
Bourgois, 2006).
2000 Trois (Christian
Bourgois, 2012).
2003 Il meurt
à Barcelone.
2004 2666 (Christian
Bourgois, 2008).
« J’ai sur mon bureau,
pendant que j’écris, “Les
Détectives sauvages”
et “2666”, comme des
jouets géants qui
m’aident à repenser le
roman, à trouver de
nouvelles formes de
composition », raconte
Adam Thirlwell