Le Monde - 21.02.2020

(Grace) #1
0123
Vendredi 21 février 2020
Critiques| Littérature|

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qui disent la chance de se repenser à une
autre place, dans une sorte de regard
mouvant sur soi­même, l’éblouissement
toujours repris d’un satori. Disposée à la
surprise, Colette Fellous ne cesse ainsi
d’être traversée par les lieux de sa vie, et
la Tunisie de son enfance rejoint la Car­
thage des fables anciennes, de ses pro­
pres livres également, cousus dans la
même étoffe que les jours de l’Orient, où
réapparaissent les figures du frère fan­
tôme, du grand­père architecte, mais
aussi la tache violente, longtemps tue,
d’un drame vécu à 8 ans...
Quelque chose alors fait s’emballer la
danse des mots et des souvenirs, si har­
monieusement orchestrés à partir des
motifs japonais (les kanjis, le théâtre
Kanze, le jardin Hakusasonso, etc.) : la
crudité du sang a surgi, et avec elle la
beauté presque nécessaire d’un chant dé­
passant l’oubli, qui murmure la douce
puissance des femmes, non pas venge­
resse mais consolante, libre surtout. C’est
cette liberté qui passe des mères aux
filles, et l’on comprend à quel point Kyoto
song peut se lire comme une ode à la
transmission, tranquille mais magnifi­
quement insoumise, dont l’image de
l’éventail, empruntée à Paul Claudel, finit
par dire la joie presque triomphante,
dans des pages ultimes où les fragments
du monde semblent se rejoindre en une
histoire simple, au fond : la foi de renaî­
tre, le bonheur de la littérature.

Le don juan déboussolé d’Isaac Bashevis Singer


Dans « Le Charlatan », émouvant inédit, le Prix Nobel conte les affres de l’exil et de la culpabilité d’un juif émigré à New York en 1940


ariane singer

D


ans son roman Le
Charlatan, paru en
feuilleton en 1967 et
1968 dans le quotidien
yiddish new­yorkais Forverts, et
resté jusqu’à présent inédit en
volume, le Prix Nobel Isaac
Bashevis Singer (1902­1991) met
en scène un immigrant juif polo­
nais de New York, Morris Ca­
lisher, qui s’est lancé avec succès
dans l’immobilier. Un jour, Ca­
lisher a une vision cauchemar­
desque : « Il imaginait les gratte­
ciel en train de s’effondrer, englou­

tissant des rues entières sous leurs
débris. D’énormes colonnes de fu­
mée et de flammes s’élevaient de
monceaux de pierres comme à So­
dome et Gomorrhe. » Les faits se
déroulant au début des années
1940, ce n’est pas l’ombre de la
destruction des Twin Towers qui
plane ici, mais celle de la seconde
guerre mondiale dans laquelle
est plongée l’Europe.
Loin d’être l’eldorado espéré,
New York attise l’angoisse et la
culpabilité du groupe d’exilés,
tous venus de Pologne et de Rus­
sie, dont il est ici question. Cer­
tains ont laissé des proches dans
les ghettos nazis ; tous tentent de
vivre une vie libre et prospère,
détachée de leur passé, en sui­
vant dans les journaux l’avancée
d’Hitler et de Staline.

C’est ce déchirement intérieur
qu’explore Singer, avec son sens
si aiguisé de la psychologie. Le
« charlatan » qui donne son titre
au roman, Hertz Minsker, fils
d’un célèbre rabbin kabbaliste, il­
lustre à merveille cette incapacité
à devenir un homme totalement
neuf. Après avoir, à Varsovie, ravi
sa femme, Bronia, à son mari et à
ses enfants, cet érudit doublé
d’un hédoniste erre dans New
York, taraudé par le sort réservé à
sa propre fille, Lena, restée en Po­
logne ; il s’en remet à une voyante
pour tenter de se rassurer sur son
compte, tandis que Bronia pleure
les siens tout en essayant de ga­
gner sa vie.
Comme toujours, l’art de Singer
consiste à mêler la tragédie à la
farce, les malheurs de l’histoire

au ridicule de la condition hu­
maine. Minsker, en effet, est un
collectionneur de femmes, dont
Minna, celle de Morris Calisher,
son meilleur ami. C’est en outre
un éternel génie en puissance,
auteur d’un « chef­d’œuvre qui
éblouirait le monde mais, jus­
que­là, personne n’en avait rien
vu », et vivant aux crochets de
son entourage : « Un absolu schle­
miel », note Singer, en référence à
ce personnage typique et farou­
chement drôle de la littérature
yiddish.

Questions existentielles
Jonglant avec virtuosité entre
folklore et vaudeville, l’auteur du
Petit Monde de la rue Krochmalna
(Denoël, 1991) multiplie les coups
de théâtre, faisant tomber ses

personnages de Charybde en
Scylla avec un tel art de la narra­
tion et du suspense qu’on en
oublie les faiblesses du roman
(répétitions, personnages oubliés
en cours de route, intrigues se­
condaires sans véritable objet).
Conte moral, interrogeant les
conséquences des actes des indi­
vidus quand ceux­ci se laissent
aveugler par leurs désirs, Le Char­
latan est aussi un conte cruel où
les femmes, notamment, frisent
la caricature. Mais si Singer joue
malicieusement avec ses prota­
gonistes, il n’en pose pas moins
les questions existentielles qui
traversent ses livres – notam­
ment Ombres sur l’Hudson (Mer­
cure de France, 2001), qui pré­
sente de nombreuses similitudes
avec Le Charlatan. Qu’est­ce

qu’un juif privé de ses racines?
Comment se construire en tour­
nant le dos à la tradition? En quel
dieu croire? Autant d’interro­
gations auxquelles Singer, issu
d’une longue lignée de rabbins,
n’était pas étranger. C’est tout le
sens des tentatives de rédemp­
tion, morales ou religieuses, qui
jalonnent le roman : un émou­
vant récit de vies bouillonnantes
refusant de se résoudre à un seul
destin.

le charlatan
(The Charlatan),
d’Isaac Bashevis Singer,
traduit de l’anglais (Etats­Unis)
par Marie­Pierre Bay
et Nicolas Castelnau­Bay,
Stock, « La cosmopolite »,
412 p., 22,50 €.

Avec pour médium Lisa, 10 ans,


Colette Fellous parcourt la cité


japonaise et ses souvenirs. « Kyoto


song », disposition à la surprise


Kyoto


mène à tous


les chemins


Kyoto, 2015.
CAMILLE DELBOS

fabrice gabriel

C


olette Fellous a toujours eu
l’âme voyageuse, et il est diffi­
cile, pour parler de l’écrivaine,
de ne pas évoquer la femme de
radio qu’elle fut si longtemps à France
Culture, nous invitant au fil de ses « car­
nets nomades » à la découverte des vil­
les et des livres, avec une curiosité bien à
elle, une délicatesse aussi, que l’on re­
trouve dans ses récits. Kyoto song, ainsi,
prolonge d’une certaine manière une
série d’émissions dont on aura peut­être
le souvenir, où la productrice imaginait,
il y a une quinzaine d’années, une ap­
proche de la cité japonaise à travers le
dispositif d’un abécédaire et le recours,
qu’elle affectionne, aux artistes, aux
voix des créateurs. La voici de retour,
cette fois en compagnie d’une petite
fille, Elyssa, dite Lisa, qui sera comme
son guide paradoxal, presque magique :
âgée de 10 ans, l’enfant n’est jamais allée
au Japon et c’est de son désir à elle,
enthousiaste et méthodique, simple­
ment merveilleux, que va procéder le
livre entier.

Est­ce un livre de voyage, vraiment?
Plutôt la carte, rêvée avec soin, d’un terri­
toire dont les frontières ne sont pas sim­
plement géographiques : « C’est donc lui,
cette espèce de nouveau pays natal, que
j’appelle Kyoto song. Il ne ressemble pas
tout à fait à la ville de Kyoto mais c’est tout
de même depuis cette ville que je vais com­
mencer à le dessiner puis à le construire. »
Dessin et dessein, cadastre et projet, le
Kyoto de Colette Fellous s’apparente à
une contrée semi­imaginaire, ou au glos­
saire improvisé, quoique savamment
ordonné, d’un monde intérieur et senti­
mental qui trouve dans le Japon ses mots

et ses images, puisque les pages sont
également ponctuées de photographies.
Il y a, comme chez Roland Barthes
(dont elle fut l’élève à l’Ecole pratique des
hautes études), un plaisir de la séquence,
du chapitre, du classement, et le goût de
nommer des cases dont la prose pour­
tant s’échappe : Kyoto song est très exac­
tement ce qui fait l’essence d’un livre,
puisque en son espace se rejoignent les
temps mêlés d’une mémoire riche, toute
stratifiée de digressions, de références, et
le présent instantané du regard de la pe­
tite Lisa, dont le prénom suggère les pos­
sibles douceurs de la lecture.

Dans les films d’Ozu
Colette Fellous dit concevoir son récit
« comme une maison », et on pourrait
tout aussi bien parler d’une chanson,
dans la scansion du lieu repris tel un re­
frain, un « lieu utopique, hors chronolo­
gie », mais bien réel pourtant, qui se
donne à voir dans les films d’Ozu, la vie et
les rêves de Basho, de son ami Tokoku,
de Proust aussi, qui s’invite naturelle­
ment dans le cercle des souvenirs, ou du
Nabokov d’Autres rivages (Gallimard,
1961), ce chef­d’œuvre dont est citée la
page où l’écrivain se remémore la
naissance de son premier poème, aux
allures de haïku : « Lisse, diamant, glisse,
soulagement. »
Kyoto song est un livre des livres autant
qu’un recueil d’images dansantes saisies
au fil du texte, jamais figées par le
voyage : de petites épiphanies, multi­
pliées presque à l’infini, comme des
fleurs de cerisier s’évadant des clichés,

kyoto song,
de Colette Fellous,
Gallimard, 188 p., 20 €.

Madrid, hub nazi


Dans son quatrième volet des
Episodes d’une guerre intermina­
ble, consacrés à la guerre civile
espagnole (1936­1939) et inaugu­
rés en 2012 avec Inés et la joie
(JC Lattès), Almudena Grandes
s’intéresse à la figure de Clara
Stauffer, cette Hispano­Alle­
mande phalangiste et hitlérienne
qui mit en place en 1945, depuis
Madrid, un réseau clandestin
d’exfiltration de criminels nazis
vers l’Argentine péroniste. Cette
foisonnante fresque, qui s’étire de
1937 à 1977, met en scène deux
amis républicains, Guillermo et
Manuel, un médecin et un ancien
diplomate, qui, sous de faux
noms, infiltrent cette filière. Saga
palpitante, nourrie d’espions,
d’imposteurs et de rebondisse­
ments, ce roman éclaire d’une
lumière glaçante l’impunité de
l’Espagne franquiste pour ses
liens avec les anciens dignitaires
du IIIe Reich.
ar. s.
Les Patients du
docteur Garcia
(Los pacientes del
doctor García),
d’Almudena
Grandes, traduit
de l’espagnol par
Anne Plantagenet,
JC Lattès, 658 p.,
24,50 €.

Une envie de chien
Le premier roman de Stéphanie
Arc est plein d’inventivité et de
fraîcheur, dès la première page,
dans laquelle la narratrice pose la
nécessité qu’elle éprouve de quitter
Paris : « Je voudrais un chien, je vous
assure, je voudrais même qu’on vive
ensemble. » Car une fois que l’ani­
mal gambade sur la page, il ne sau­
rait aller sans un environnement
adapté : « Je nous vois tout au long
du jour, franchissant forêts et maré­
cages d’un pas hardi. » Bref, le
chien fait mauvais ménage avec la
vie parisienne dans un apparte­
ment étriqué, loin des forêts, alors
que la profession de la narratrice
lui impose une forme d’urbanité et
que sa compagne, sans être contra­
riante, ne montre pas un grand dé­
sir de marécages. Habitant ce hia­
tus entre songe et réalité, Quitter
Paris joue avec la forme romanes­
que pour convoquer aussi bien les
chiens d’une enfance au pays des
mouchoirs (Cholet, Maine­et­Loire)
qu’un certain nombre de quiz ou
de sondages express s’adressant
du lecteur. Le livre cependant
peine à se tramer sur la longueur,
préférant les
sauts et gamba­
des, comme une
suite d’exercices
plaisants et
maîtrisés.
bertrand
leclair
Quitter Paris,
de Stéphanie Arc,
Rivages, 112 p., 13,80 €.

EXTRAIT


« Tout à coup, en rêvant à
l’avenir de Lisa, ses voyages, sa
vie de femme dans quelques
années, j’ai buté sur quelque
chose, j’ai regardé, c’était l’es­
tampe! Bien sûr, j’aurais dû y
penser avant, elle était la clé de
ce voyage et faisait le lien entre
les générations, entre ce grand­
père mort d’un arrêt du cœur
sur l’avenue de Carthage et la
petite Elyssa que nous appe­
lons Lisa, mais aussi entre
Carthage et Kyoto song.
Je dois expliquer, mais com­
ment m’y prendre, par quel
bout?
Cette estampe nous avait été
offerte par Sylvie Salgues à la
naissance de notre première

fille. Sylvie était la femme de
Jean Thibaudeau. Ils étaient
nos voisins à Montmartre. Ils
habitaient rue de l’Armée­
d’Orient et nous, juste à côté,
au coin de la rue Lepic, nous
inventions de longues soirées
sur leur terrasse ou dans notre
petit salon tendu de toile de
jute orange. Sylvie préparait
l’aïoli, Jean nous racontait sa
Vendée, j’apportais des pista­
ches ou du gâteau au chocolat.
Elle collectionnait les estampes
japonaises et en avait même
fait son métier. Cette estampe,
je l’ai eue sous les yeux tous les
jours de ma vie (...). »

kyoto song, page 110
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