Le Monde - 21.02.2020

(Grace) #1
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| Littérature| Critiques

Vendredi 21 février 2020

0123


Cadastrer le Congo


Il faut rouvrir Au cœur des ténèbres,
de Joseph Conrad (1899), pour me­
surer l’intelligence de la relecture
qu’en fait Paul Kawczak dans ce
premier roman. Si les aventures de
Marlow sur le fleuve Congo ne sont
pas exemptes de critiques de l’en­
treprise coloniale, elles ne se dépar­
tissent pas tout à fait des idéologies
racistes qui l’étayaient. Kawczak
parvient ici à conserver le souffle
épique conradien et l’humour po­
tache du marin mâtiné d’ironie.
Mais il fait aussi de son roman un
document précis sur la colonisa­
tion, y compris dans ses aspects les
plus tus, notamment sexuels. Son
personnage de géomètre belge est
envoyé cadastrer le Congo – une
mission « fluviale et sanguine,
presque septicémique ». Et parvient
en fait à un cadastre
du monde, dans le
détail des relations
de pouvoir qui se
nouent entre les
hommes et les
femmes.
zoé courtois
Ténèbre, de Paul
Kawczak, La Peuplade,
320 p., 19 €.

Féroce introspection
Comment, à 5 ans, on devient,
pour le pervers qui vous tient lieu
de père, « ce petit con de Christo­
phe ». Comment on ne cesse dès
lors de subir son « grand projet de
formation » : convaincre le monde
qu’il est, lui, le pervers, un être
supérieur. Comment on en tire la
conclusion qui s’impose : son pro­
pre statut de minable, dont, adulte,
on apprend à persuader les autres
en toute circonstance. Comment
on repense plus tard, parce qu’on
est père à son tour, et qu’on est de­
venu un écrivain, de l’espèce la
plus âpre, la plus lucide, à cette en­
fance de petit persécuté qui igno­
rait l’être. Comment on maudit.
Comment on regarde sa vie, avec
cette malédiction en poche. Etre
Christophe Mouton, mode d’em­
ploi : l’auteur de Cocaïne (Julliard,
2014) se lance dans l’introspection
avec autant de férocité, sinon
d’étincelante virtuosité, qu’il en
met dans ses tableaux de l’errance
contemporaine. Ou plutôt il se
glisse dans le cadre. Mais il s’agit
maintenant de se
libérer de l’effroi
et de la honte, en
le faisant explo­
ser.florent
georgesco
Consister à
vivre. Livre I :
Perversion, de
Christophe Mouton,
Fayard, 172 p., 17 €.

Splendeurs et misères de l’amour filial


L’islamologue Rachid Benzine signe un premier roman touchant que rythme « La Peau de chagrin », de Balzac


gladys marivat

L


e vieillissement des corps appar­
tient à ces événements que la fic­
tion ne raconte guère, ou mal.
Etrange, vu le nombre de person­
nes qui en font l’expérience, ou doivent
s’occuper de celui d’un proche. « Depuis
quinze ans, je la soigne, je la change, je la
lave, je l’habille. J’assure, plusieurs fois par
jour, sa “toilette intime”. Une expression
bien neutre pour qualifier un acte que je
n’aurais jamais imaginé faire lorsque, il y
a cinquante­quatre ans, ma tête hurlante
et sanguinolente débouchait de cette
même “intimité” pour son premier
contact avec l’air libre », dit le narrateur
d’Ainsi parlait ma mère.

Dès l’ouverture, le ton choisi par l’ensei­
gnant et islamologue, auteur de plusieurs
essais, séduit par sa pudeur et sa justesse.
En quelques lignes, il distille ce troublant
enchevêtrement de gêne, de tristesse,
d’amour et de bonheur que l’on peut res­
sentir en accompagnant un parent dans
ses vieux jours. Son narrateur est un pro­
fesseur de lettres de l’Université catholi­
que de Louvain. Il a emménagé avec sa
mère après qu’elle est tombée plusieurs
fois sans parvenir à se relever. Selon sa
fratrie, c’est à lui, le célibataire sans en­
fants, que revient le rôle d’aidant. Ce sa­
crifice n’est toutefois pas l’unique sujet
du premier roman de Rachid Benzine,
construit autour de la lecture quoti­
dienne de La Peau de chagrin, roman
préféré de la mère du narrateur.
L’auteur n’a certainement pas choisi ce
titre au hasard, le roman de Balzac (1831)
faisant écho au vieillissement de la mère
et aux soins que son fils lui prodigue.

Pourquoi cette femme, qui ne maîtrise
que « vaguement » le français et ne sait
pas lire, s’intéresse­t­elle tant à l’histoire
de ce jeune homme prêt à mourir préma­
turément pour voir ses vœux s’exaucer?
Le narrateur n’en sait rien. Il avoue tout
ignorer de ses parents, qui ont immigré
du Maroc en Belgique au début des an­
nées 1950. « Nous avons vécu ensemble
mais jamais en même temps », constate­
t­il. Ce faisant, ils lui ont transmis la pas­
sion de la littérature. Son père, d’abord,
qui travaillait au pilon pour plusieurs
maisons d’édition. A partir du papier des
ouvrages sauvés de la destruction, on lui
fabriquait des couches! Sa mère, ensuite,
qui l’a encouragé toute son enfance à ob­
tenir les meilleurs résultats scolaires.

Une fan de Sacha Distel
Aujourd’hui, il réalise qu’il ne s’est ja­
mais intéressé à cette femme, fan de
Sacha Distel et de feuilletons télévisés,

experte en tirage de diable par la queue
mais honteuse de son fort accent. Lui, le
« transfuge de classe », fut longtemps
embarrassé par la « fracture culturelle »
l’éloignant de sa mère, comme il l’est
maintenant de son corps dépendant.
Rachid Benzine montre l’amour filial
dans toute sa complexité. Tantôt il dé­
peint la mère du narrateur en héroïne,
mille fois diagnostiquée mourante, tou­
jours vivante. Tantôt elle gît dans un lit
d’hôpital, son fils regardant la courbe des­
cendante de son pouls sur le moniteur,
dans un mélange d’accablement et de
soulagement. Toujours, elle échappe au
narrateur. Alors, il lui lit La Peau de cha­
grin, comme si leur amour, endigué par
maintes barrières, ne pouvait s’épanouir
pleinement que dans la littérature.

ainsi parlait ma mère,
de Rachid Benzine,
Seuil, 94 p., 13 €.

Chrystelle et Luc s’installent dans une banlieue flambant neuve. Qu’y


deviendront ­ils? « Ville nouvelle », d’Agnès Riva, tout en modestie


Faire sa vie dans un lieu sans histoire


florence bouchy

D


ifficile de ne pas penser à
l’œuvre d’Annie Ernaux lors­
qu’on lit les livres d’Agnès Riva.
Dans Géographie d’un adultère
(Gallimard, 2018) comme dans Ville nou­
velle, son deuxième roman, les liens thé­
matiques, stylistiques ou encore sociolo­
giques avec l’auteure de La Place, Passion
simple ou Les Années (Gallimard, 1983,
1991, 2008) sont évidents. Comme Annie
Ernaux, Agnès Riva semble être une écri­
vaine de l’entre­deux : ni bourgeoise ni
prolétaire, ni parisienne ni provinciale,
ni académique ni d’avant­garde, ni à la
mode ni ringarde. Mais, contrairement à
Annie Ernaux, chez qui cet entre­deux
est aussi inconfortable que littéraire­
ment fécond, et qui fait de son statut de
« transfuge de classe » le fondement de
son éthique littéraire, Agnès Riva aborde
sans colère – mais non sans justesse – les
interrogations attachées aux situations
dont elle veut circonscrire les contours
incertains.
Loin donc d’être un simple épigone de
son aînée, dont on connaît l’intérêt
porté, dans nombre de ses textes, à la
ville de Cergy près de laquelle elle vit,
Agnès Riva explore son propre territoire
littéraire en suivant le tracé d’une
« ville nouvelle », qui n’est pas
nommée, au début des années


  1. Chrystelle, son héroïne, vient
    d’hériter, à 19 ans, d’un deux­pièces
    que ses parents ont acheté à crédit
    pour permettre à leur fille d’avoir
    une vie meilleure, ou plus facile, que la
    leur. « Pas mal pour débuter dans la vie »,
    se dit d’ailleurs Chrystelle en y emména­
    geant avec Luc, son compagnon, « pleine
    de gratitude envers ses parents ».


Avec le sens de la nuance
Fruit d’une vie de labeur, geste pré­
voyant et acte d’amour d’un père pour sa
fille, cet appartement est accepté comme
tel par Chrystelle. Ville nouvelle pourrait
être lu comme le roman d’une désil­
lusion : à l’égard des promesses des villes
nouvelles, des vertus de l’héritage, de la
découverte de la vie de couple, de la pro­
jection dans un avenir professionnel
épanouissant. De ces villes pratiques
mais sans âme, des bonnes intentions
qui se révèlent des cadeaux empoison­
nés, d’un amour sans passion, d’activités
strictement alimentaires et dépourvues
de sens. Ce serait sans doute sur­
interpréter le texte d’Agnès Riva qui
s’abstient, justement, de tout jugement,
et pointe chez ses personnages, sur le
mode du constat et avec le sens de la
nuance, la difficulté empirique qu’il y a à
tanguer entre aspiration à l’idéal et né­
cessité de « faire sa vie ».

Cette façon, qu’on pourrait dire raison­
nable, d’aborder les questions existen­
tielles dans un style un peu détaché,
presque désengagé, peut parfois agacer
le lecteur, lui sembler dominée par la fa­
deur, tant Agnès Riva refuse de céder


  • quoiqu’elle n’en ignore jamais la possi­
    bilité – aux séductions du romanesque, à
    l’énergie désordonnée de la passion, aux
    excès de l’idéalisme. Mais l’entre­deux
    dans lequel elle se situe, mêlant constat
    et analyse sans jamais basculer dans le
    diagnostic ou la prescription, laisse le
    lecteur entièrement libre de prendre lui­
    même position face aux données qui lui
    sont exposées.
    Ce qui fait la force du texte d’Agnès
    Riva, c’est justement la modestie avec la­
    quelle la vie réelle est abordée : une
    somme de questions et de perplexités
    que chacun reste seul à devoir démêler et
    à pouvoir trancher. Et tant mieux si
    certains, comme Thierry, le militant
    communiste par lequel l’héroïne se sent
    un temps séduite, croient pouvoir affir­
    mer que leur vie est « plus réglée » qu’on
    ne le pense, « mais seulement par [leurs]
    désirs ». « Ils sont la dernière chose à la­
    quelle je tienne », soutient le jeune
    homme. Mais chacun est libre de se
    raconter sa propre fable.
    Chrystelle et Luc sont à ce moment de
    la vie où chacun des choix qu’ils font
    semble devoir décider de toute la vie à
    venir, sans droit à l’erreur. Et où il peut
    être tentant de se réfugier derrière des


certitudes ou des conformismes rassu­
rants, pour être sûr de « réussir sa vie ».
Agnès Riva, en situant son récit au début
des années 1990, au moment où le bloc
communiste vient de s’effondrer, où la
guerre du Golfe est sur le point d’éclater,
et où les cartes de la géopolitique mon­
diale s’apprêtent à être rebattues, place
ses personnages face à une vie adulte
qu’ils abordent sans autres repères que
ceux qu’ils sauront inventer. Et exprime
avec finesse la beauté féconde que l’on
peut trouver à l’incertitude.

Cergy­Pontoise, 1990. GILLES LARVOR/AGENCE VU

ville nouvelle,
d’Agnès Riva,
Gallimard,
« L’arbalète »,
248 p., 19,50 €.

EXTRAIT


« “Vivement qu’on se barre d’ici, dit­il, excédé (...).


  • Ce n’est quand même pas si terrible, a le malheur de le
    contredire Chrystelle.

  • Ah oui? lui répond Luc qui se retourne aussi sec pour
    lui faire face. Ça m’intéresse de savoir ce que tu trouves
    de bien dans cette ville.

  • Je continue de penser que les constructions sont origi­
    nales, se justifie timidement la jeune femme, et que ça
    reste pratique d’avoir le métro à deux pas.

  • Il n’y a plus que des idéalistes comme toi pour penser
    ça, tempête Luc, tu ne vois pas que tout le monde ronge
    son frein en attendant de pouvoir partir ?”
    Chrystelle, qui doit juger plus sage de ne pas polémi­
    quer, fait mine d’aller se coucher. »


ville nouvelle, page 207

Chuts et silences


« On me boit, je suis vidé » : voilà
joliment résumé le nœud doulou­
reux de Moi aussi j’ai vécu, premier
roman d’Hélios Azoulay. Ou l’his­
toire d’un père qui fuit comme un
robinet mal fermé. D’un homme
qui, lorsque d’aventure il croise la
route de son fils (le narrateur), est
toujours assoiffé ou pris d’une irré­
sistible envie d’aller uriner. Est­ce
en raison de son métier de clari­
nettiste, ou à cause de son goût
pour le dadaïsme et son anarchie?
Hélios Azoulay écrit le fuyard et
ses disparitions à la manière d’une
œuvre musicale. Eclaté en frag­
ments et en notes, le récit se loge
dans les chut et les silences que
l’auteur dessine sur des pages
transformées en partition. En
résulte un texte autobiographique
original, très réussi, que la « prose
aux ongles déchi­
rés » fait dou­
cement mais
assurément
glisser vers la
poésie.z. c.
Moi aussi
j’ai vécu,
d’Hélios Azoulay,
Flammarion,
160 p., 16 €.
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