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| Histoire d’un livre
Vendredi 21 février 2020
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Vitrioleuses
On compte par centaines
aujourd’hui les femmes agressées
avec de l’acide, en Asie du Sud en
particulier, par des prétendants
éconduits ou des parents prétendu
ment déshonorés. Le livre de Karine
Salomé permet de saisir l’inversion
que constituent ces violences : en
France, entre 1848 et la Grande
Guerre, le vitriol, nom courant de
l’acide sulfurique, vise davantage les
hommes – maris infidèles, amants
envolés... –, et semble être au
contraire une arme féminine par
excellence. A l’instar du poison, son
emploi signale la fourberie comme
l’emportement passionnel. S’il
n’explique pas entièrement la dimi
nution du phénomène dans l’entre
deuxguerres, avant ses résurgences
récentes et lointaines, l’ouvrage
analyse avec finesse l’imaginaire
qui l’accompagne, tout en restituant
les ancrages so
ciaux plus banals
d’une « conflic
tualité de l’inter
connaissance ».
andré loez
Vitriol. Les
agressions à l’acide
du XIXe siècle à nos
jours, de Karine
Salomé, Champ Vallon,
« La chose publique »,
284 p., 21 €.
NOTRE CORPS, NOUS
MÊMES, DANS CETTE
VERSION ENTIÈRE
MENT RENOUVELÉE,
regroupe une somme
phénoménale de té
moignages, conseils
pratiques, informa
tions scientifiques et ressources en
tout genre sur le corps des femmes,
de l’enfance à la vieillesse. Puberté,
règles, plaisir, maladies sexuelle
ment transmissibles, contraception,
grossesse, avortement, accouche
ment, ménopause, rien n’échappe à
ce manuel à visée encyclopédique,
dans lequel toutes les informations
médicales ont été validées par des
médecins. « Parce que 84 % des filles
Par des femmes, pour les femmes
Avec la nouvelle version française de « Notre corps, nousmêmes », c’est tout un
pan de l’histoire du féminisme qui resurgit. L’aventure débute à Boston, en 1969...
de 13 ans ne savent pas représenter leur
sexe », le livre contient également un
cahier anatomique dans lequel le sexe
féminin est décrit de manière non
normative, faisant état par exemple
des dernières recherches d’Odile Fillod
sur la modélisation du clitoris.
Mais c’est aussi la dimension plus
politique et sociale du corps féminin
qui est traité dans cette nouvelle édi
tion, avec des chapitres sur les stéréo
types de genre, le corps au travail ou
encore la culture du viol. Si les ques
tions de violence sexuelle sont très
présentes tout au long des pages, le li
vre propose aussi des outils concrets
pour permettre aux lectrices de se dé
fendre individuellement ou
collectivement face à ces violences.
Rédigé dans une langue très accessi
ble, il s’adresse à toutes les femmes
à partir de l’adolescence. Il est signé
Mathilde Blézat, Naïké Desquesnes,
Mounia El Kotni, Nina Faure, Nathy
Fofana, Hélène de Gunzbourg, Marie
Hermann, Nana Kinski et Yéléna
Perret.l. ge.
Le corps féminin, concrètement
notre corps, nousmêmes,
du collectif NCNM,
Hors d’atteinte, « Faits & idées »,
384 p., 24,50 €.
Signalons également la parution en poche
de Sexual Politics. La politique du mâle,
de Kate Millett, traduit de l’anglais (Etats
Unis) par Elisabeth Gille, Des femmes
Antoinette Fouque, « Grands classiques du
féminisme américain », 684 p., 10 €.
lucie geffroy
C’
est l’histoire d’un
texte qui s’écrit à la
première personne
du pluriel. Un texte
qui dit « nous les femmes », révé
lateur de l’actuel renouveau du fé
minisme autour de la question du
corps. Ce « nous » du manuel de
santé féministe Notre corps, nous
mêmes remonte pourtant à un
demisiècle, même si tout, dans
cette édition française, est entiè
rement inédit, irrigué de centai
nes de témoignages de Françaises
collectés par un collectif de neuf
auteures. Ce tour de force, qui ins
crit la recherche contemporaine
dans les pas des pionnières, est le
fait d’une jeune maison indépen
dante, les éditions Hors d’atteinte,
créées à Marseille en 2018 sous
l’impulsion d’un comité éditorial
formé en partie aux éditions
Agone.
Tout commence aux EtatsUnis,
à Boston, au printemps 1969, en
plein Women’s Lib, le mouve
ment de libération des femmes.
« L’intime est politique! », scande
ton alors dans les rues. Un
groupe de femmes se forme dans
une université au cours d’un ate
lier de « conscientisation » non
mixte. Elles parlent de leur sexua
lité, évoquent leurs avortements
(encore illégaux), racontent leurs
accouchements. L’expérience est
si forte qu’elles décident de se réu
nir régulièrement pour collecter
ellesmêmes des témoignages de
femmes et des informations liées
à leur corps, qu’elles complètent
avec des sources scientifiques.
Masturbation, contraception,
avortement, maladies sexuelle
ment transmissibles, tous les su
jets encore tabous liés la sexualité
féminine sont abordés. Révolu
tionnaire, leur projet d’un manuel
écrit « par des femmes pour les
femmes » s’inscrit dans l’esprit du
Women’s Health Movement et du
principe du selfhelp (« autoassis
tance »), caractérisés par une
contestation radicale du pouvoir
médical et par l’appropriation
d’une contreexpertise citoyenne.
Un an après leur première
rencontre, une petite maison
d’édition indépendante, New
England Free Press, les aide à pu
blier le résultat de leur travail sous
la forme d’un livret intitulé
Women and Their Bodies (« Les
femmes et leurs corps »). Vendu
75 cents, il s’écoule en quelques
mois à plus de 250 000 exemplai
res. En 1973, une version élargie,
Our Bodies, Ourselves (« Notre
corps, nousmêmes »), est publiée
chez l’éditeur Simon & Schuster.
Le livre va dès lors connaître une
trajectoire exceptionnelle.
Aux EtatsUnis, OBOS, comme le
désignent les initiées, devient un
phénomène. Surnommé « la bible
de la santé des femmes », il a fait
l’objet de neuf rééditions majeu
res – la dernière date de 2011 – et a
influencé plusieurs générations
d’Américaines. Son succès dé
passe néanmoins très largement
les frontières nationales. De l’Eu
rope au Japon en passant par la
Russie, l’Inde, l’Afrique du Sud et
l’Amérique latine, Our Bodies,
Ourselves a été adapté dans une
trentaine de langues et s’est
vendu à plus de 4 millions
d’exemplaires dans le monde.
Chaque fois, il s’agit, plus que de
traductions, d’adaptations qui in
tègrent les enjeux propres à cha
que pays et époque, quitte à tout
réécrire, comme dans la nouvelle
version française, mais en suivant
la méthode créée par le collectif
de Boston : collecte de témoigna
ges, écriture collective et appro
che pédagogique. En France, ce
sont les éditions Albin Michel qui
publient, en 1977, la première
adaptation du livre, sur la propo
sition de proches du MLF (Mouve
ment de libération des femmes).
Là encore, le livre rencontre un
franc succès et sera réédité à six
reprises – mais jamais réactualisé.
Souvent en bonne place sur les
étagères des permanences du
Planning familial, il circulera pen
dant deux ou trois décennies
dans les milieux féministes.
Quand Marie Hermann, cofon
datrice des éditions Hors d’at
teinte, a l’idée en 2016 de repren
dre le principe de Notre corps,
nousmêmes, la version française
est épuisée depuis de nombreu
ses années et presque tombée
dans l’oubli. « En relisant ce livre,
que ma mère m’avait prêté quand
j’étais adolescente, je l’ai trouvé
vieilli : très axé sur la reproduction
ou évoquant par exemple trop peu
l’homosexualité », racontetelle
au « Monde des livres ». Si son
contenu est daté, son esprit, lui,
résonne avec l’air du temps : la
montée des revendications sur les
violences obstétricales et sexuel
les, et, à partir de 2017, le mouve
ment #metoo.
Après avoir obtenu de Simon
& Schuster la possibilité de réuti
liser gratuitement le titre original
du livre, les éditions Hors d’at
teinte regroupent autour du pro
jet un collectif d’auteures, parmi
lesquelles des journalistes, une
anthropologue, deux blogueuses
afroféministes ou encore une sa
gefemme à la retraite. « Le plus
important, pour nous, c’était que le
livre s’adresse à toutes les femmes
sans distinction sociale, d’âge, de
race ou d’orientation sexuelle »,
explique Mathilde Blézat, l’une
d’entre elles.
Pendant trois ans, elles ont re
cueilli plus de quatre cents témoi
gnages de femmes dans toute la
France, à travers des groupes de
parole non mixtes, dans des asso
ciations de femmes, des centres
LGBT +, ou à travers des entretiens
individuels. Un travail fidèle à la
méthode du collectif de Boston,
qui aboutit aujourd’hui à un
Notre corps, nousmêmes entière
ment réinventé – de nouvelles
problématiques sont abordées,
telles que le cyberharcèlement ou
les questions de transidentité.
Mais la portée politique du livre,
outil d’émancipation collective et
individuelle, reste intacte.
Ce projet d’un manuel
de santé féministe
est caractérisé par une
contestation radicale
du pouvoir médical et
par l’appropriation
d’une contreexpertise
citoyenne
EXTRAIT
« Il y a mille façons de faire l’amour, et le corps entier peut être une zone
érogène. La bouche, le cou, le creux du coude, derrière les genoux, les pieds,
les mains, les oreilles, le dos, certaines zones poilues... Faire l’amour, c’est
aussi se toucher, se caresser, aller à la rencontre du corps de l’autre,
parcourir sa peau. On peut embrasser, pincer, lécher, sucer, mordiller,
mordre, empoigner, réchauffer en soufflant, refroidir avec un glaçon,
varier l’intensité et la pression... Parfois, comme sur les seins, la sensation
peut changer à quelques centimètres près. Même sur une zone très
érogène, une stimulation trop brutale ou mal effectuée peut ne provoquer
aucun plaisir, car ce sont aussi des zones sensibles. »
notre corps, nousmêmes, page 113
Manifestation du MLF, le 1er mai 1971. MARTINE FRANCK/MAGNUM PHOTOS
L’âge, c’est le cerveau...
« Tout ce que vous avez toujours
voulu savoir sur le cerveau et sa rela
tion au vieillissement sans jamais
oser le demander, expliqué en ter
mes simples, par un grand spécia
liste des maladies neurodégéné
ratives ». Tel aurait dû être le titre de
cet instructif petit livre. C’est long.
Une phrase de Paul Léautaud, « Je
m’amuse à vieillir », l’a donc rem
placé. Mais l’essentiel demeure : une
remarquable leçon de pédagogie sur
les causes cérébrales du vieillisse
ment. Membre de l’Académie des
sciences, fondateur de l’Institut du
cerveau et de la moelle épinière,
professeur émérite de neurologie à
la Sorbonne, Yves Agid explique, en
faisant feu de tout bois, que le cer
veau seul est au centre de la sénes
cence. Vieillir n’est pas une patho
logie, une affaire de peau ridée, d’os
fragiles et d’essouf
flement. Ce qui fait la
différence n’est pas le
nombre d’années,
mais l’état des
neurones.
rogerpol droit
Je m’amuse à vieillir.
Le cerveau, maître du
temps, d’Yves Agid, Odile
Jacob, 256 p., 22,90 €.
Echelle globale,
action locale
Il faut remettre l’économie à sa
place, explique le géographe Renaud
Duterme dans ce livre tonique et
synthétique. Autrement dit, réins
crire l’analyse du capitalisme dans sa
logique spatiale. Son essor depuis le
XVe siècle est indissociable d’un
mouvement d’expansion géographi
que, dont la mondialisation contem
poraine constituerait un apogée, et
la crise écologique un terme crucial.
En effet, écrit l’auteur, « si la con
quête territoriale a permis un temps
de résoudre bon nombre des contra
dictions de ce système économique
(...), la finitude de la planète est en
train de les faire éclater au grand
jour ». Nous allons donc devoir re
faire de la géographie – une géogra
phie « populaire » qui, pourraiton
dire, redistribue les cartes. Cette ap
proche militante appelle à réinscrire
les questions d’échelle globale dans
la dimension physi
que, matérielle et
politique de l’action
locale.
david zerbib
Petit manuel
pour une géographie
de combat, de Renaud
Duterme, La Découverte,
« Petits cahiers libres »,
208 p., 14 €.