Le Monde - 21.02.2020

(Grace) #1
0123
Vendredi 21 février 2020
Critiques| Essais|

7


C’est le premier anniversaire


du soulèvement des Algériens


contre le pouvoir en place.


Deux livres examinent le droit


d’inventaire de l’histoire


nationale qui le sous­tend


La mémoire


des insurgés


du Hirak


Un rassemblement sur la place principale de Bordj Bou Arreridj, en Algérie, en avril 2019. FETHI SAHRAOUI/COLLECTIVE 220

frédéric bobin

I


l y a l’apparence, les foules,
les marches, le défi allègre
lancé au pouvoir dans un
concert de youyous et de
chants de supporteurs ultras. Et il
y a le cours d’une fronde plus sou­
terraine, le cheminement d’une
subversion plus radicale que ne le
laisse accroire le « dégagisme »
proclamé. Ce lit matriciel du
Hirak, le soulèvement pacifique
dont les Algériens célèbrent, le
22 février, le premier anniver­
saire, n’est autre que la réappro­
priation d’une mémoire natio­
nale confisquée par le régime afin
de perpétuer sa prééminence.
Derrière Abdelaziz Bouteflika,
dont la candidature à un cin­
quième mandat présidentiel
avait allumé la colère de la rue,
c’est l’indépendance de 1962 qui
ressurgit et, plus en amont, la
chaîne de ses prodromes. Quand
les fantômes de l’histoire s’invi­
tent aux balcons de l’événement.
Dans la profusion d’analyses
déjà disponibles sur le Hirak algé­
rien, cet enjeu mémoriel n’est pas
passé inaperçu. Certains slogans
(« 1962, indépendance du sol, 2019,
indépendance du peuple »)
étaient, il est vrai, d’une élo­
quence cristalline. Deux essais
défrichent plus encore la piste :
Retours d’histoire. L’Algérie après
Bouteflika, de Benjamin Stora, et
l’ouvrage collectif Hirak en Algérie
partagent, par­delà des styles et
approches différents, la même
attention à ce droit d’inventaire
sur le roman national que s’arro­
gent les protestataires d’Algérie.
Plus qu’un nouveau « printemps

arabe », le Hirak ne serait­il pas, au
fond, une révolte historiographi­
que unique en son genre?
Il n’est pas anodin que les deux
livres rapportent l’un et l’autre
ces scènes où la foule brandit avec
insistance des portraits de « mar­
tyrs » de l’indépendance, notam­
ment ceux de Larbi Ben M’hidi
(assassiné par les militaires fran­
çais en 1957) et Abane Ramdane
(étranglé la même année par ses
rivaux du FLN). Ces deux figu­
res­là n’ont pas été exhumées par
hasard. En leur temps, elles incar­
naient, au sein du mouvement
nationaliste, un courant hostile
au primat du militaire sur le ci­
vil. Leur disparition annonce la
future « confiscation » de la
révolution.
Celle­ci se verra solennisée au
sommet de l’Etat, dès l’été 1962,
quand, l’indépendance à peine
proclamée, l’« armée des frontiè­
res » de Houari Boumediene
(1932­1978) – auprès duquel officie

déjà Abdelaziz Bouteflika – li­
quide la résistance intérieure.
Ainsi s’installe le régime militaire,
à peine maquillé par une façade
civile, qui a mis le pays en coupe
réglée depuis près de six décen­
nies. Quand les manifestants du
Hirak s’époumonent à lancer :
« Etat civil, pas militaire! », ils invi­
tent à revisiter la chronique de ce
détournement.
Benjamin Stora y voit le « retour
du refoulé ». « Une histoire offi­
cielle a mis au secret des pans

entiers de la guerre d’indépen­
dance », écrit l’historien. Les ré­
prouvés des manuels étaient
communistes, immigrés de
France ou femmes. « Le nationa­
lisme algérien était pluriel », rap­
pelle Stora. S’y croisaient un
courant « traditionaliste et reli­
gieux » (Ben Badis), l’« assimila­
tionnisme républicain » (Ferhat
Abbas), le combat pour l’« égalité
et la justice sociale » du Parti com­
muniste ou l’« indépendantisme
radical » (Messali Hadj).
Le clan du FLN, qui a triomphé
en 1962, n’aura cessé de racornir
a posteriori l’éventail de ces ins­
pirations. Au fil des années, la lé­
gende officielle a néanmoins fini
par s’ébrécher. Avec les émeutes
de 1988, « le couvercle étouffant
d’une mémoire unanimiste se
soulève ». Les noms de Messali
Hadj ou Ferhat Abbas s’arrachent
de l’oubli. Leur retour en grâce
consacre, selon Stora, la « vir­
tuelle obsolescence du contrôle
politico­policier sur des pans
entiers de l’ histoire du pays ».
Aussi, le mouvement de 2019 ap­
profondit­il une réappropriation
en cours.
« Le Hirak est un palimpseste mé­
moriel sur lequel se déchiffrent len­
tement d’autres mémoires des lut­
tes qui réapparaissent peu à peu »,
abonde un contributeur d’Hirak
en Algérie. L’héritage du ber­
bérisme – mouvement d’affirma­
tion identitaire des Imazighen,

surtout implanté en Kabylie –
figure au premier rang. Le régime
tentera bien de discréditer cette
mémoire­là en l’associant au
complot de « cercles hostiles à
l’Algérie » (lire : la France), selon le
procédé habituel, mais la disqua­
lification portera peu.
Pourtant, il est une mémoire
dont l’écho est resté très assourdi
dans les clameurs du Hirak : celle
des victimes de la « décennie
noire » des années 1990 – entre
100 000 et 200 000 morts – ayant
opposé l’armée algérienne aux
maquis islamistes.
Hirak en Algérie ne par­
vient pas vraiment à
élucider l’apparent pa­
radoxe : le « trauma­
tisme » de ces violences


  • dont les auteurs font
    porter l’essentiel des
    responsabilités à l’ar­
    mée – est « sous­jacent »
    au Hirak, mais son ex­
    pression demeure « al­
    lusive ». Faut­il imputer
    pareille prudence au
    souci consensuel de
    « dépasser les fractures
    sociales et idéologiques » du pays?
    Si tel est le cas, il manque un cha­
    pitre à l’ouvrage : une radiogra­
    phie du Hirak explorant ses cou­
    ches, ses strates, ses sédiments,
    bref sa dynamique interne, qui
    puisse expliquer pourquoi certai­
    nes questions se posent et
    d’autres sont tues.


hirak en algérie.
l’invention
d’un soulèvement,
sous la direction d’Omar
Benderra, François Gèze,
Rafik Lebdjaoui
et Salima Mellah,
La Fabrique, 290 p., 16 €.

retours d’histoire.
l’algérie après
bouteflika,
de Benjamin Stora,
Bayard, 164 p., 16,90 €.

Etre administrateur de mort


Le psychiatre et anthropologue Richard Rechtman analyse les conditions qui font d’un humain un tueur de masse


jacques mandelbaum

L’


épineuse question du mal, po­
sée par excellence à la lumière
noire des génocides, se relance
à l’ère des massacres terroris­
tes. Par quelle mystérieuse alchimie des
hommes participent­ils à un meurtre de
masse? De quelle liberté s’autorisent­ils,
de quelle aliénation témoignent­ils?
Anthropologue et psychiatre, auteur no­
tamment, avec Didier Fassin, de L’Empire
du traumatisme (Flammarion, 2007),
praticien depuis 1986 auprès de survi­
vants du génocide cambodgien puis,
plus récemment, de réfugiés fuyant l’ex­
pansion de Daech, Richard Rechtman
apporte à ces questions une réponse
stimulante et provocante.

Construit comme une enquête intel­
lectuelle où les principales hypothèses
(juridiques, sociologiques, psychanalyti­
ques...) portant sur les tueries de masse,
de Norbert Elias à Tod Browning en pas­
sant par Hannah Arendt, sont passées
en revue et discutées, le livre avance à la
manière d’un polar. Après avoir épuisé
les pistes de la conviction ou de la per­
sonnalité de l’assassin, l’auteur resserre
sa recherche sur la trivialité de l’acte, en
montrant que les hommes peuvent tuer
sinon sans conscience du moins sans
l’ombre d’un remords. Il suffit qu’un
environnement propice les y autorise
pour que certains d’entre eux devien­
nent des tueurs en série.
Fort de sa pratique clinique et de son
approche anthropologique, l’auteur dé­
cale notre regard de l’idéologie vers
l’homme, du donneur d’ordre vers le pe­
tit exécutant sans qui rien ne serait pos­
sible, de la banalité du mal qualifiant le
bourreau à la quotidienneté mortifère

qui entoure et naturalise pour ainsi dire
son geste. Le concept opératoire de
l’ouvrage est à ce titre celui de « forme de
vie », développé par les philosophes Lud­
wig Wittgenstein et Stanley Cavell, puis
par le sociologue Albert Ogien.
C’est donc ce qui rattache le tueur à son
quotidien, à son « ordinaire », qui permet
de mieux comprendre l’ob­
tuse impavidité de son acte.
Régi par ce que Richard Recht­
man nomme, pour mieux les
opposer aux « biopolitiques »
foucaldiennes, des « thanato­
politiques », ce quotidien est
intégralement assujetti à l’ad­
ministration de la mort. Soit
une gestion pratique du mode de mise à
mort, du devenir du cadavre, de la fatigue
du tueur ou de son emploi du temps, qui
inscrit le meurtre lui­même dans un
habitus tendant à le relativiser.
La définition du génocidaire serait in
fine celle d’un homme qui se rend « dis­

ponible » à l’acte de tuer, là où la majorité
de ses congénères s’y refusent. Et c’est
ici, en fin de parcours, que le livre prend
un tournant proprement politique,
l’auteur confrontant son hypothèse au
djihadisme contemporain. Il constate en
effet que, dans le monde musulman,
l’immense majorité des gens, premières
victimes de la radicalisation islamique,
refusent de se rendre disponibles. Ainsi,
à rebours des théories prédictives qui les
considèrent comme plus à risque que
d’autres, incarnent­ils une résistance à la
politique mortifère de Daech.
Poussant plus loin l’analyse, Richard
Rechtman souligne que beaucoup d’exi­
lés syriens ou irakiens que l’Europe re­
jette aujourd’hui à la mer sont précisé­
ment ceux qui, en risquant leur vie, ont
fait le choix éthique de ne pas rejoindre
les rangs des bourreaux. Un constat à
tous égards bouleversant, sur lequel
s’achève de belle manière ce livre qui ne
cesse de passionner.

la vie
ordinaire des
génocidaires,
de Richard
Rechtman,
CNRS Editions,
250 p., 19 €.

APARTÉ


Le


paradoxe


Aury


ENFIN, IL DEVIENT POSSIBLE
DE PARLER DE DOMINIQUE
AURY (née Anne Desclos, 1907­
1998) pour d’autres raisons
qu’Histoire d’O, ce célèbre ro­
man érotique écrit à la fois par
amour pour Jean Paulhan
(1884­1968) et par défi à son
égard (n’avait­il supposé les
femmes incapables d’écrire de
tels récits ?), publié en 1954
sous le pseudonyme de Pau­
line Réage (Jean­Jacques Pau­
vert). Certes, on n’a pas fini de
s’étonner qu’au fantasme de
soumission totale d’O ait ré­
pondu l’extrême abnégation
avec laquelle Aury s’est consa­
crée à la traduction, à la publi­
cation d’anthologies et à la cri­
tique littéraire, exercée dans
l’ombre de Paulhan à La Nou­
velle Revue française, dont elle
était la secrétaire générale.
Bien oubliés sont ses nom­
breux articles, malgré la paru­
tion d’un court recueil, Lecture
pour tous, en 1958 (complété
par un second tome en 1999,
tous deux chez Gallimard).
Une nouvelle chance nous
est offerte grâce à La Révolte de
Madame de Merteuil et autres
chroniques, qui résume, par sa
division en deux parties, le
paradoxe Aury. « De quelques
classiques » réunit des préfa­
ces ; « Et autres modernes », un
choix d’articles critiques parus
dans La NRF. Dans les premiè­
res, Aury démontre qu’une di­
zaine de pages peuvent suffire
pour saisir, hors toute théorie
ou tout jargon, l’essentiel de
l’œuvre de Villon, Casanova, La
Fontaine ou Marivaux. Dans
les seconds, elle se montre
curieuse de tout, mais se voit
cantonnée plus souvent qu’à
son tour à des œuvres dont il
vaut peut­être mieux oublier
les titres. Libre, Dominique
Aury s’impose par la clarté et
l’intelligence de son jugement
critique ; subordonnée au sein
d’une revue, elle s’éclipse.

Mme de Merteuil
ne pleure jamais
Or rien n’égale ses deux pré­
faces aux Liaisons dangereuses
(1782), publiées à un an de dis­
tance sans que rien s’y répète
pourtant. Jamais, y montre­
t­elle, les femmes « n’ont été
plus cruellement courues et pié­
gées, avec les feintes qui sont
ordinaires dans les chasses, et
les appels de cor, et le pompeux
apparat du hallali » qu’à la
veille de la Révolution dans ce
qu’on appelait « le monde ».
Toutes acceptent le code de
conduite (le même qui règne
dans les compagnies masculi­
nes) : « Pas vu, pas pris. » Toutes
sauf une, Mme de Merteuil, qui,
révoltée par cette soumission
instituée, décide d’être bour­
reau plutôt que victime. Domi­
nique Aury lui consacre une
sorte de petit traité, fascinée
par cet envers absolu du per­
sonnage d’O. Là où Valmont
est gouverné par la vanité, les
femmes seules font preuve de
constance, dans l’amour
(Mme de Tourvel) comme dans
le crime (la marquise). En un
siècle connu pour sa passion
des larmes, Mme de Merteuil
est le seul personnage à ne ja­
mais pleurer : en cela, elle reste
victorieuse, malgré la ruine,
malgré la vérole.
jean­louis jeannelle

La Révolte de Madame
de Merteuil et autres
chroniques, de Dominique Aury,
Les Belles Lettres, « Le goût des
idées », 294 p., 15 €.

« Une histoire officielle a mis
au secret des pans entiers de
la guerre d’indépendance »,
écrit Benjamin Stora
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