Le Monde - 21.02.2020

(Grace) #1

8
| Chroniques


Vendredi 21 février 2020

0123


DES NOUVELLES D’IRAN : si l’on parle sou­
vent des gardiens de la révolution, du nu­
cléaire ou de l’axe chiite international, on
évoque malheureusement rarement la litté­
rature iranienne. Nuit d’insomnie, recueil de
nouvelles de Sadegh Tchoubak (1916­1998),
vient de paraître ; c’est la première fois
qu’un recueil entier de cet important écri­
vain iranien est traduit en français. Proche
de Sadegh Hedayat (1903­1951), le père de la
prose persane moderne, Sadegh Tchoubak
a lutté sa vie durant contre la censure et a
fini par s’exiler à Londres
puis aux Etats­Unis
dans les années 1970. Le
monde de Tchoubak, réa­
liste et ironique, est celui
des petites gens, du petit
peuple des villes d’Iran


  • une femme célibataire
    qui noue un ruban sur la
    grille du tombeau d’un
    saint pour obtenir son
    intercession, un bouti­
    quier opiomane, un dresseur de pigeons, un
    fumeur de haschisch montreur de singes,
    un commerçant et un gendarme cherchant
    à se débarrasser d’un gros rat : tous finissent
    broyés par l’hypocrisie sociale, la corruption
    des mœurs ou leur propre bêtise. Tout à fait
    réjouissant.


LA PETITE ANTHOLOGIE Le Goût de l’Iran,
proposée par Myriem Lahidely, ne rassem­
ble malheureusement que très peu
d’auteurs iraniens. Il s’agit avant tout d’un
Iran de voyageurs, de grands voyageurs,
même – depuis Marco
Polo, Jean­Baptiste Taver­
nier et Jean Chardin jus­
qu’à Nicolas Bouvier, en
passant, bien sûr (le
voyage en Iran a ses
stars), par Annemarie
Schwarzenbach et Ella
Maillart, le tout formant
un aperçu de l’histoire du
voyage en Perse, avec ses
hauts lieux : le vin de
Shiraz et la cuisine iranienne. On parcourt
Téhéran, bien sûr, mais aussi Ispahan, Shi­
raz, Mashhad, Tabriz et même – endroit
fascinant s’il en est – Bandar Abbas, le grand
port iranien sur le golfe Persique, face au
détroit d’Ormuz.

L’IRAN CONTEMPORAIN, c’est aussi la dou­
leur de la guerre, en Irak et en Syrie – la
guerre civile syrienne dure depuis plus de
huit ans, près de 500 000 Syriens sont
morts et au moins 5 millions ont quitté le
pays. Syrie. Anatomie d’une guerre civile,
d’Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur
Quesnay, est une investigation extrême­
ment précise portant sur le début du conflit,
les années 2011­2015, et se fonde sur une en­
quête de terrain dans les zones échappant
au régime de Damas. Malheureusement, et
tragiquement, ces études font aujourd’hui
l’effet d’un prélude – cinq ans plus tard, Alep
est tombée, le régime
s’est maintenu, Daech
n’est plus un acteur sur le
terrain syrien et l’offen­
sive contre la province
d’Idlib est en cours.
Néanmoins, le retour
sur les années clés de la
révolution et le bascu­
lement dans la violence
armée est fascinant au­
jourd’hui où nous avons
tristement tendance à oublier que, au dé­
part de ce conflit extrêmement meurtrier,
se trouvent les aspirations démocratiques
d’un peuple, une révolution d’anonymes
qui se voulait pacifique et a été noyée dans
le sang ; au départ se trouve le courage
d’une population qui descend dans la rue
tout en sachant que le pouvoir n’hésitera
pas à tirer sur la foule. Et si la Syrie s’est
ensuite brisée sur toutes ses lignes de
faille, qu’elles soient ethniques, confes­
sionnelles ou même internationales, le
premier mouvement de la révolte a été ce­
lui d’une jeunesse héroïque qui a affronté,
à mains nues, la torture et la répression
la plus sauvage avant d’être balayée. Ne
l’oublions pas.

Nuit d’insomnie, de Sadegh Tchoubak,
traduit du persan par Sylvie Le Pelletier­Beaufond,
Yvonne Rezvani et Joëlle Segerer, Sillage, 96 p., 9 €.
Le Goût de l’Iran, édité par Myriem Lahidely,
Mercure de France, « Le petit Mercure », 128 p., 8 €.
Syrie. Anatomie d’une guerre civile,
d’Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur
Quesnay, Biblis, 350 p., 10 €.

N’oubliez pas


Whitehead!


GRAND MATHÉMATICIEN, PAR­
FOIS, DEVIENT GRAND PHILO­
SOPHE. La maxime vaut pour
Platon, Descartes, Leibniz... entre
autres. Elle s’applique également
à Alfred North Whitehead (1861­
1947), quoique d’une façon très
singulière. Car ce théoricien de
la logique, auteur avec Bertrand
Russell du monument intitulé
Principia Mathematica (trois vo­
lumes, 1910­1913), est devenu phi­
losophe en prenant pour cible les
usages néfastes de... l’abstraction
mathématique.
Centrée sur la conception ori­
ginale de la nature du temps chez
Whitehead, mais offrant égale­
ment une introduction à sa vie et
à son œuvre, l’étude de Rémy


Lestienne rappelle les étapes
d’un parcours intellectuel excep­
tionnel. A 19 ans, le jeune
homme arrive au Trinity
College de Cambridge,
temple britannique des
équations. Il y travaille
bientôt comme assistant,
tout en étant membre des
« Apôtres », confrérie se­
crète devenue célèbre.
Ensuite, sa carrière uni­
versitaire le conduit à Lon­
dres, enfin à Harvard, à
partir de 1924. Il y arrive à
63 ans et y reste jusqu’à sa
mort. Cette dernière par­
tie de sa longue vie est
marquée par la publication de
ses œuvres philosophiques

majeures, notamment Procès et
Réalité (1929 ; Gallimard, 1995).
Cette notion de « process », diffi­
cile à traduire, est au cœur de la
pensée de Whitehead. Elle dési­
gne « le roulement incessant de la
nature », le fait que rien n’existe si
ce n’est dans la durée, l’évolution,
le « croître ensemble », les rela­
tions et leur interdépendance.
C’est bien en critiquant l’abs­
traction que Whitehead aboutit à
sa perspective métaphysique, qui
veut articuler, et même « souder »,
les multiples éléments d’une réa­
lité en perpétuel mouvement. Or
le point des mathématiciens est
une abstraction, l’instant des phy­
siciens également. Ils représen­
tent des éléments uniques, isolés
les uns des autres. Au contraire, la
réalité est perpétuellement mo­
bile, complexe, hétéroclite, à la
fois une et multiple. Sans cesse,
elle entrelace et combine passé
et présent, sensations et idées,
humain et non­humain.
Rémy Lestienne, directeur de re­
cherche honoraire au CNRS, an­
cien président de l’International
Society for the Study of Time, sou­
ligne notamment ce qui rappro­
che la temporalité selon White­
head de la durée chez Bergson,

tout en l’éloignant des concep­
tions d’Einstein. Il montre ainsi
très clairement combien, dans
une réalité conçue comme pro­
cessus et flux, le passé n’est ja­
mais aboli. Au contraire, il tra­
vaille le présent et s’y transforme.
De son côté, la philosophe Isa­
belle Stengers, grande lectrice de
cette pensée de la solidarité de
tous les aspects du monde, re­
prend sous une forme nouvelle
le texte de son Whitehead et les
ruminations du sens commun,
publié en 2017 aux Presses du
réel. Cette « version 2 » n’est ni
tout à fait la même ni tout à fait
une autre. Isabelle Stengers
transpose Whitehead dans notre
monde en crise, sur les terrains
de l’écologie, entre résistance
aux OGM et décroissance. C’est
intéressant, à condition toutefois
d’être déjà convaincu que ces
présupposés sont vraiment
pertinents.
Très différentes, ces lectures
de Whitehead ont pour point
commun évident de rappeler
combien cette œuvre demeure
cruciale. Elle est exigeante, sou­
vent difficile. Mais il est devenu
impossible de négliger son projet
de philosophie intégrale.

DANS UN LIVRE D’ENTRETIENS paru en
janvier aux éditions Actes Sud (« Le
Monde des livres » du 14 février), l’écrivain
Paul Auster confiait, dès le prologue, sa
méfiance envers ce genre d’exercice :
« L’entretien est une forme littéraire dé­
gradée qui ne sert à rien d’autre qu’à
simplifier ce qui ne devrait jamais l’être »,
estimait­il, citant l’un de ses personna­
ges. Il lui semblait difficile d’analyser lui­
même son propre travail, et il se refusait
à répondre aux « comment » et aux
« pourquoi ».
Le romancier Jérôme Ferrari, chez le
même éditeur, associé aux éditions Dia­
gonale, adopte le parti inverse. Répon­
dant à la proposition de Pascaline
David, codirectrice de Diagonale, il
accepte d’emblée l’objectif avoué
de la jeune maison : « Accompagner
les primo­romanciers en quête de
pistes d’écriture », leur transmettre
un certain nombre de secrets de
fabrication. Lisant Les Mondes pos­
sibles, nous voilà donc dans le
bureau de l’auteur, penchés sur son
épaule et avides de réponses à nos com­
ment et pourquoi.
L’idée de la vocation flottant toujours
un peu dans notre paysage mental, plu­
sieurs questions concernent l’origine


  • comment devient­on écrivain? – mais
    sans aucun soupçon de transcendance,
    ici : l’envie d’écrire ne tombe pas du ciel,


elle s’enracine dans un lieu, un temps,
une langue. Ainsi découvre­t­on sans
surprise l’importance de la Corse dans
l’œuvre et la vie d’un romancier très atta­
ché à son île, où le prix Goncourt a été
accueilli en 2012, dit­il avec humour,
comme « une victoire collective ». Sans
surprise non plus, les lectures fondatri­
ces de l’enfance, exemptes de tabous, de
Mérimée à San Antonio, suscitent le dé­
sir d’écrire, car elles déploient « toutes les
possibilités de la langue ». Le mot essen­
tiel, décliné dans le titre, est lâché, drapé
de liberté mais doublé d’angoisse.
Car si, face au « champ illimité des pos­
sibles », l’écrivain se sent comme « le pe­
tit dieu d’un monde fictionnel » à qui tout
est permis, il faut pourtant choisir sans
cesse, adopter, sacrifier – un mot, une
phrase, un rythme, un détail. Au plus
près de la matérialité du geste d’écrire,
Jérôme Ferrari souligne la permanence
de cette pesée qu’est la pensée appliquée
à la langue. « Tout un tas de microdéci­
sions », narratives, esthétiques ou éthi­
ques, caractérisent l’écriture d’un ro­
man, et l’auteur en donne des exemples
très concrets et très éclairants. Ecrire est
d’abord un métier (où l’on remet vingt
fois son ouvrage), une forme de brico­
lage, sensible dans les propos mêmes de
l’auteur : « Je fais des essais », « Est­ce que
ça tient? Est­ce que ça ne tient pas? », « Ça
ne collait pas », « Il ne faut pas forcer »...

Le seul matériau est la langue, c’est là et
seulement là que le texte se déploie, et
non, travers fréquents des débutants,
dans la psychologie ou la volonté de
démonstration.
Choisir, donc, verbe­clé, et pourtant
« on ne choisit pas son style. Quelque
chose est donné – ou construit de manière
tellement inconsciente qu’on peut tout
aussi bien dire que c’est donné » : au fil de
l’échange, un certain flou apparaît chez
le romancier entre l’affirmation réitérée
de la « maîtrise » et la reconnaissance de
ce qui lui échappe. Mais c’est, au fond,
cette contradiction qui fait le charme
subjectif de ses paroles. Elle est indispen­
sable, explique­t­il, à la construction des
personnages romanesques qui, sans elle,
seraient trop lisses.
Cela vaut aussi pour lui, et l’on aime ses
paradoxes, qui nous le rendent plus pro­
che. Ainsi, après avoir médit vertement
du journal intime, « objet indigne de
publication » quel qu’en soit l’auteur (et
Leiris? Amiel? Ernaux? Juliet? s’excla­
me­t­on in petto), il affirme un peu plus
loin : « Il n’y a pas de lien génétique entre
la littérature et la fiction, il y a de la littéra­
ture non fictionnelle qui est, et pleine­
ment, de la littérature. » On peut aussi
grincer des dents en constatant que
parmi les nombreux romanciers qu’il
cite – Kundera, Mauvignier, Simon,
Deville... – ne figure aucune femme, et se
demander si, dans le meilleur des mon­
des possibles, on garderait ces deux
phrases, à propos de la sienne : « Mon lec­
teur le plus habituel, c’est ma femme et, la
plupart du temps, elle ne dit rien. Et je ne
lui demande pas de me dire quoi que ce
soit. » D’un autre côté, qu’un écrivain ait
avant tout besoin d’être admiré sans
réserve, peut­on le nier?
Au fond, ces entretiens répondent par­
faitement à l’objectif fixé par celle qui les
mène, dont les questions orientent da­
vantage vers la pratique de l’écriture que
vers la littérature. A ceux qui lui mettent
un grand « l », ou au moins les deux ailes
de Pégase, manquera peut­être par

moments une analyse plus profonde, en
tout cas plus détaillée, de son essence
même et de ses enjeux. Mais les appren­
tis écrivains y trouveront un bréviaire,
une intelligence à la fois précise et char­
nelle du rapport à la langue, une rigueur
éthique et esthétique qui invite à la vé­
rité et les initiera à un regard critique sur
leur propre travail. Enfin, tous ses lec­
teurs seront heureux de mieux connaî­
tre le monde de Jérôme Ferrari. Celui­ci
rappelle que « toute œuvre d’art apporte
sa réponse à la question : qu’est­ce que la
vie? » Ces entretiens aussi, à leur ma­
nière, sur la vie d’un écrivain.

FRANCESCA CAPELLINI

Ces entretiens avec
Jérôme Ferrari répondent
parfaitement à l’objectif
fixé par Pascaline David,
dont les questions
orientent davantage vers
la pratique de l’écriture
que vers la littérature
les mondes
possibles de
jérôme ferrari.
entretiens sur
l’écriture avec
pascaline david,
Actes Sud/Diagonale,
224 p., 18 €.

whitehead,
philosophe du temps,
de Rémy Lestienne,
CNRS Editions,
220 p., 25 €.

réactiver le sens
commun. lecture
de whitehead
en temps de débâcle,
d’Isabelle Stengers,
La Découverte, « Les
empêcheurs de penser
en rond », 200 p., 18 €.

Ecrire, dit-il


PHOTOS PHILIPPE MATSAS, PIERRE MARQUÈS, BRUNO LEVY

LE FEUILLETON


CAMILLE LAURENS
DES POCHES
SOUS LES YEUX

MATHIAS ÉNARD


FIGURES LIBRES


ROGER-POL
DROIT
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