Le Monde - 21.02.2020

(Grace) #1
0123
VENDREDI 21 FÉVRIER 2020

FRANCE


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Les liaisons dangereuses de l’affaire Griveaux

Alexandra de Taddeo et Piotr Pavlenski, à l’origine de la diffusion des vidéos, ont été entendus par la police


RÉCIT


N

iet. » « Niet. » Devant
la juge d’instruction,
mardi 18 février, Piotr
Pavlenski refuse de
répondre autre chose que
« non ». L’homme qui a fait « tom­
ber » Benjamin Griveaux en met­
tant en ligne les sextos de l’an­
cien porte­parole du gouverne­
ment d’Emmanuel Macron a
décliné son identité, « Pavlen­
ski, Piotr », né le 8 mars 1984 à
Saint­Pétersbourg, Russie, et
donné une adresse où il était cer­
tain de recevoir son courrier et
ses convocations : le réfugié
russe n’a pas de domicile fixe et
établi en France.
Visage anguleux, crâne rasé,
yeux gris­vert un brin exaltés qui
auraient pu être peints par un
primitif italien, bout d’oreille en
moins (stigmate d’une « perfor­
mance » sur le mur d’enceinte de
l’institut psychiatrique Serbski, à
Moscou, où il s’était automutilé
pour protester contre les interne­
ments de dissidents) : le jeune ac­
tiviste qui a déclenché « l’affaire
Griveaux » semble prêt à toutes
les épreuves. Mais, pour le mo­
ment, il refuse de s’étendre da­
vantage devant la magistrate. Il
parle mal le français et se méfie
du traducteur russe assermenté.
En garde à vue, Alexandra de
Taddeo s’est montrée plus coopé­
rative que son compagnon. « Etes­
vous une escort girl? » lui ont de­
mandé les policiers qui cherchent
à éclaircir sa relation avec Benja­
min Griveaux. Une escort? La
question la fait presque rire. Non,
en aucun cas. D’ailleurs, explique­
t­elle, c’est l’ancien porte­parole
du gouvernement qui a com­
mencé, en mai 2018, leur dialogue
sur Instagram : elle le suit, il
l’ajoute à sa liste d’abonnements,
flatté par l’enthousiasme de ses
commentaires politiques. Puis ils
échangent en privé.
Une vraie rencontre suit leurs
envois de messages et vidéos,
bien qu’« il ne [lui] plaisait pas
physiquement », dit l’étudiante.
Le face­à­face a lieu dans l’appar­
tement du 16e arrondissement
d’Alexandra de Taddeo. « Un ren­
dez­vous dont elle est sortie pas
contente », selon son compagnon
Pavlenski, cité par L’Obs. Me Noé­
mie Saidi­Cottier, qui a interrogé
sa cliente, Alexandra de Taddeo,
dément toute violence ou conflit.

Aucune volonté de vengeance
Premier mystère : pourquoi
avoir enregistré les vidéos
sexuelles échangées entre eux?
« Au cas où », répond Alexandra
de Taddeo, énigmatique, « si ja­
mais ça se savait ». Elle assure
n’avoir aucunement eu l’inten­
tion de les diffuser. Elle n’a
d’ailleurs aucun grief contre M.
Griveaux, insiste­t­elle, et n’est
animée d’aucune volonté de
vengeance. L’étudiante explique
en outre que ce n’est pas elle,
mais son compagnon, qui a co­
pié les vidéos dans son ordina­
teur portable et pris l’initiative
de mettre en ligne deux d’entre
elles sur le site Pornopolitique.
S’y est­elle opposée ou pas, elle
refuse de le dire, mais laisse son
avocate indiquer qu’elle n’en
« voulait pas » à son compagnon.
Enregistré le 23 novembre 2019
et hébergé à l’étranger, le site In­
ternet, créé via la plate­forme is­
raélienne Wix, est tout à fait com­
mun. Il affiche une fresque éroti­
que des plus kitsch qui hésite en­
tre Playboy et un faux Dali. Un
manifeste qui sent la mauvaise
traduction mais donne le ton :
« Citoyens de France et d’autres
pays! Correspondez! Faites, inspi­
rez le porno! Politiciens, fonction­
naires, représentants politiques –
ils sont parmi nous, et ils sont
nombreux! Chacun de nous peut
être auteur et réalisateur. N’ayez

peur de rien. C’est notre seul
moyen de sortir des marécages du
puritanisme et de l’hypocrisie! »
Une adresse mail cryptée re­
cueille dons et contributions.
Le 16 janvier, Piotr Pavlenski et
Alexandra de Taddeo signent en­
semble un entretien avec la Cic­
ciolina, cette ancienne actrice
porno devenue députée italienne.
Ces deux­là s’aiment depuis
l’automne 2018, « après » la rela­
tion essentiellement virtuelle
avec Benjamin Griveaux, insiste
l’étudiante de 29 ans. Lui a vécu à
Saint­Pétersbourg et à Moscou, se
dit anarchiste et manifeste un vif
intérêt pour les mises en scène, la
violence et la pornographie. Elle a
grandi à Metz où son père, Francis
de Taddeo, entraîneur de football,
a hissé naguère le FC Metz en Li­
gue 1 avant de devenir le directeur
sportif du centre de formation du
Montpellier Hérault Sport Club.
Après des études de droit, d’art,
de science politique (elle est ac­
tuellement inscrite à Sciences Po
Toulouse en master 2 gouver­
nance et action internationa­
les dans le cadre d’un cursus « à
distance »), la jeune femme, qui
peine à arrêter ses études, se pas­
sionne pour la Russie. Elle a as­
sisté à des conférences données
par Pavlenski en France, en 2017,
et a cherché à le contacter en pri­
son où il était détenu – onze mois
durant – après avoir incendié en

octobre 2017 l’entrée de la Banque
de France à Paris.
Elle rêve de travailler sur les
« performances » politiques de cet
« artiste » qui, en Russie, a mis en
scène ses automutilations pour
dénoncer « l’oppression » du ré­
gime de Vladimir Poutine. Sait­
elle que son héros s’est coupé
d’une partie des milieux d’oppo­
sition russe après avoir été accusé
de viol sur une actrice et d’agres­
sion contre le mari de cette der­
nière, un metteur en scène du
Teatr.doc, haut lieu de la dissi­
dence au régime? Quelques se­
maines après le début de leur
liaison, elle assiste, carnet à la
main, au procès pour l’incendie
de la Banque de France qui vaut
au Russe trois ans de détention
dont deux avec sursis, couverts
par sa détention provisoire.
On est loin de l’univers familial
des Taddeo. « Ma sœur n’a absolu­
ment rien d’une fille politisée ou
d’une anarchiste », affirme son
frère, mardi, au Parisien. Et sa
mère : « On se demande comment
elle peut se retrouver dans cette
histoire alors que ce n’est pas du
tout son style. » « Soit elle est in­
consciente, soit elle s’est fait ma­
nipuler », confient encore les pa­
rents de la jeune femme. Ils insis­
tent : « Ce garçon n’est pas notre
tasse de thé. » Durant l’année
2019, Piotr et Alexandra ne se
quittent guère. Dans un long ar­
ticle que lui consacre le New York
Times, le 11 juillet 2019, le perfor­
meur russe évoque spontané­
ment sa relation avec la jeune
Française : « mon antithèse »,
« une icône de la prudence bour­
geoise », dit­il. « Bonnie and
Clyde », résume « l’avocat » Juan
Branco, qui fait leur connais­
sance au début de cet hiver et les
observe échanger, mi en fran­
çais, que Piotr parle mal, mi en
russe, qu’Alexandra ne maîtrise
pas parfaitement.

Quels liens avez­vous avec la
Russie? demandent les enquê­
teurs à la jeune femme en garde à
vue. C’est l’un des autres mystè­
res de cette affaire, où flotte le
soupçon d’une manipulation de
Moscou, attisée par les accusa­
tions d’ingérence russe proférées
par Emmanuel Macron à Munich,
le 15 février. A nouveau, l’étu­
diante sourit devant son avocate,
et balaye ces suspicions d’une
plaisanterie.

« Un code est préférable »
Oui, elle a appris le russe. Oui, son
mémoire de maîtrise portait sur
la politique de la Fédération russe
en Arctique. Sur Fréquence pro­
testante, le 30 mai 2017, elle a con­
vié Alexandre Makogonov,
deuxième secrétaire à l’ambas­
sade de Russie. Devant cet ancien
attaché culturel un brin affolé,
elle évoque le mouvement des
Pussy Riot, ces féministes punks
qui, à Moscou, organisent des
performances pour défendre les
droits des femmes, mais aussi
« l’artiste » Pavlenski. L’idée qu’on
puisse la prendre pour une Mata
Hari la fait sourire.
Benjamin Griveaux n’y a pas
songé non plus. Lors de leurs
échanges sur Instagram, en
mai 2018, il explique avoir « dé­
branché Killian » – Killian Bour­
gouin, l’attaché de presse gérant
les comptes du ministre sur les ré­
seaux sociaux –, mais c’est plutôt
Alexandra de Taddeo qui s’in­
quiète : « Un code est quand même

préférable. Mieux vaut prévenir
que guérir », lui écrit­elle. Le por­
te­parole du gouvernement, ras­
suré par la bonne éducation de
l’étudiante, son nom et son allure
de jeune fille bien née, n’imagine
pas une seconde qu’elle puisse
enregistrer les nombreuses vi­
déos éphémères ou les photos
qu’il lui envoie. Elle le répète aux
enquêteurs : elle ne nourrit aucun
esprit de vengeance contre Benja­
min Griveaux.
Cela n’empêche pas la presse
russe de suivre l’affaire avec dé­
lectation. Dimanche, lors des
« Nouvelles de la semaine »,
l’émission préférée de Vladimir
Poutine sur Rossiya 1, l’animateur
Dmitri Kisselev – « le propagan­
diste du Kremlin », disent les op­
posants au régime – consacre à
Piotr Pavlenski un reportage inti­
tulé « L’ange déchu ». Dix minu­
tes pleines d’ironie sur celui qui
était autrefois l’une des figures de
la dissidence russes devenu...
l’empêcheur de tourner en rond
d’une France qui lui a offert l’asile
politique, à la veille de l’élection
d’Emmanuel Macron. Dans le
même sujet, on voit aussi Benja­
min Griveaux claquer la bise à
Emmanuel Macron, ou Edouard
Philippe et Christophe Castaner
soutenir l’ex­candidat à la Mairie
de Paris. « Voilà bien une manifes­
tation de la solidarité masculine »,
conclut le petit film.
En France, le site RT (ancienne­
ment Russia Today) affichait mer­
credi à sa « une » Pavlenski expli­
quant, lors de sa remise en liberté,
« je pensais que la France était le
pays de la liberté d’expression ».
Une page d’accueil plutôt rare
pour un média d’ordinaire peu
enclin à célébrer les opposants du
président Vladimir Poutine. La
patronne de RT et Sputnik en Rus­
sie, Margarita Simonian, reprend
elle aussi la vidéo de Pavlenski dé­
nonçant le manque de liberté

d’expression en France. Quant à
l’ambassade de Russie en France,
elle semble abandonner toute ré­
serve sur cette affaire, « likant »
sur son compte Twitter officiel un
message expliquant que « Benja­
min Griveaux a été placé sous pro­
tection policière. En effet, la police
veut s’assurer qu’il ne se masturbe
plus devant une caméra... »

Mis en examen
Pour les Russes, Piotr Pavlenski
est le principal protagoniste de
l’histoire. Mais en France, Juan
Branco a associé Alexandra de
Taddeo à la démarche de son
compagnon. Le 16 février, sur
Twitter, l’auteur du best­seller
Crépuscule (Au Diable Vauvert,
2019) se réjouissait de « l’inno­
cente folie » du « couple » formé
par Taddeo et le performeur
russe, capables de « se jouer de
tous pour révéler à quel point
cette société sombre dans la plus
scabreuse inanité ».
Au Monde, l’« avocat » du cou­
ple pour le site Pornopolitique,
comme le nomme Alexandra de
Taddeo, expliquait aussi que c’est
la jeune femme qui l’avait pré­
venu d’une « importante action »
à venir. Sur Twitter, il célèbre « la
sauvage liberté d’un couple
d’anarchistes ». « J’ai vu Piotr Pa­
vlenski et Alexandra de Taddeo sé­
parément, écrivait­il encore mer­
credi soir. Ils sont très heureux et
très amoureux »...
Placés sous contrôle judiciaire,
Piotr Pavlenski et Alexandra de
Taddeo ont interdiction de se re­
trouver l’un l’autre (ou de rencon­
trer Benjamin Griveaux). Après
deux jours de garde à vue, ils sont
désormais tous deux mis en exa­
men pour « atteinte à l’intimité de
la vie privée » et « diffusion sans
l’accord de la personne d’un enre­
gistrement portant sur des paro­
les ou images à caractère sexuel et
obtenues avec son consentement
ou par elle­même ». Piotr Pa­
vlenski s’attendait à être empri­
sonné et « n’en est pas revenu »
d’être remis en liberté, rapporte
son avocat, Me Yassine Bouzrou.
Empêché de défendre Pa­
vlenski, « homme au courage bor­
dant la folie », Juan Branco suit
néanmoins l’affaire comme le
lait sur le feu. Sur Twitter, l’avocat
du « gilet jaune » Maxime Ni­
colle, alias Fly Rider, exulte : « En
France, un homme politique
tombe parce qu’il a montré son
sexe, et non parce qu’il a menti,
pillé, éborgné. Pavlenski n’a agi
qu’en révélateur de notre absur­
dité, avec un énorme succès. » Et
distille informations, confiden­
ces et analyses.
« Vous allez tout savoir! », avait
d’ailleurs promis, lundi, Cyril Ha­
nouna, ravi de recevoir l’avocat
sur le plateau de son émission
« Touche pas à mon poste ». At­
tente. Suspense. « Retenu par les
bâtonniers » du palais de justice
de Paris, a expliqué C8, Branco lui
a finalement fait faux bond. Trop
de rendez­vous et de sollicita­
tions. Au Figaro, qu’il recevait au
café de Flore, il a lâché cet aveu :
« Je suis au milieu du gué et je ne
sais pas ce qui va m’arriver. Soit je
me fais exploser, soit je deviens le
roi du monde. »
raphaëlle bacqué
et ariane chemin

Alexandra de Taddeo, Piotr Pavlenski et Juan Branco, à Paris, en décembre 2019. DR

Empêché
de défendre
Pavlenski,
« homme
au courage
bordant la folie »,
Juan Branco
suit néanmoins
l’affaire de près

Piotr Pavlenski
s’attendait à être
emprisonné
et « n’en est pas
revenu » d’être
remis en liberté

Pourquoi avoir
enregistré les
vidéos sexuelles?
« Au cas où,
répond
Alexandra de
Taddeo. Si jamais
ça se savait »
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