Le Monde - 13.03.2020

(Grace) #1

14 |coronavirus MARDI 17 MARS 2020


0123


new york ­ correspondant

L


a Réserve fédérale améri­
caine (Fed, banque cen­
trale) a décidé d’user de
toutes les armes à sa dis­
position pour éviter la syncope
des économies américaine et
mondiale, alors que certains pays
confinent leurs populations en
Europe du fait de l’épidémie de
Covid­19 et que les Etats­Unis­
vont s’y soumettre aussi.
L’institution monétaire a an­
noncé qu’elle allait baisser de
1 point ses taux directeurs, qui se­
ront compris entre 0 % et 0,25 %.
Ensuite, elle va racheter massive­
ment de la dette bancaire, d’entre­
prise et immobilière, pour un
montant d’au moins 700 milliards
de dollars (626 milliards d’euros).
Enfin, via une opération coor­
donnée avec cinq autres banques
centrales – union monétaire
européenne, Canada, Japon,
Royaume­Uni, Suisse –, elle va
mettre à disposition des dollars,
alors que les entreprises à court
d’argent frais ont besoin de liqui­
dités, les plus sûres possible, et
donc en billets verts.

Le CAC 40 décroche
Des mesures tous azimuts, qui
rappellent les heures terribles qui
suivirent la faillite de la banque
d’affaires américaine Lehman
Brothers en septembre 2008.
Il n’est pas certain qu’elles cal­
ment les marchés financiers.
Avec une semaine de retard sur
les Européens, les New­Yorkais vi­
vent confinés, avec écoles et res­
taurants fermés, rassemblements
et spectacles interdits, télétravail
quand c’est possible et fuite à la

campagne des plus riches dans les
résidences des Hamptons et de
l’Hudson Valley, en banlieue de
New York. Cette bascule a son im­
portance : les opérateurs sont,
eux aussi, en première ligne dans
leur vie personnelle.
Et pour l’instant, ils ne sont pas
rassurés. Les transactions hors
marché sur le Dow Jones et le
Standard & Poors 500 indi­
quaient, dimanche soir, une
baisse d’environ 4,5 %, dans la fou­
lée, il est vrai, d’un rebond histori­
que de 10 % enregistré vendredi.
Lundi matin, à Paris, le CAC 40 a
ouvert en très forte baisse (– 9 %),
un mouvement partagé par les
autres places européennes.
Les taux d’intérêt américains
à dix ans ont commencé par s’en­
voler, passant de 0,72 % à plus de
1 %, avant de retomber sous leur
niveau initial. C’est donc l’échec,
pour l’instant, même s’ils sont re­
montés depuis le plus bas histori­
que de 0,38 % atteint le 9 mars.
Dans cette crise, les ordres de
grandeurs sont considérables : la
Fed offre désormais de l’argent
gratuit, comme elle l’avait fait
dans la foulée de 2008. La baisse
de 1 point s’ajoute à celle d’un de­

mi­point, décidée mardi 3 mars,
sans la moindre coordination in­
ternationale et qui n’avait pas eu
d’effet sur les marchés financiers.
La chute est considérable, compa­
rée aux 2,5 %­2,25 % atteints en
décembre 2018.
La banque centrale américaine
ne s’est, toutefois, pas lancée dans
l’aventure des taux d’intérêt né­
gatifs. Le président de la Fed, Je­
rome Powell, a répété en confé­
rence de presse que cet outil
n’était pas souhaitable pour les
Etats­Unis. Le loyer de l’argent né­
gatif aggrave les difficultés finan­
cières des banquiers et des assu­
reurs européens. Cette situation
explique notamment que la Ban­
que centrale européenne (BCE),
qui a des taux négatifs, ne soit pas
capable d’avoir une réponse pure­
ment monétaire à la crise.
Ensuite, la Fed reprend ses opé­
rations d’achats de titres, con­
nues sous le nom barbare de
« quantitative leasing » (QE),
qu’elle avait lancées en 2008 et
cherché à réduire à partir de 2013.
Ces opérations, destinées à assu­
rer la liquidité du marché et
à contrôler les taux d’intérêt à
moyen et long terme, avaient
conduit à augmenter le bilan de la
banque. Celui­ci était passé de
900 milliards de dollars à plus de
4 500 milliards. Après l’avoir fait
maigrir à 3 750 milliards de dol­
lars, la Fed avait dû, depuis sep­
tembre 2019, pallier des difficul­
tés de refinancement sur les mar­
chés financiers, le faisant remon­
ter à 4 300 milliards.
M. Powell a précisé, dimanche
soir, que sa priorité allait à la liqui­
dité des marchés. « C’est le plus im­
portant », a­t­il expliqué, tandis

que la baisse des taux serait sur­
tout utile pour aider l’économie à
rebondir. Il a rappelé que l’écono­
mie des Etats­Unis était saine
avant le coronavirus, avec un
chômage au plus bas depuis
cinquante ans, et il a insisté sur le
fait que, contrairement à ce qui
s’était passé en 2008, le système
financier est beaucoup plus résis­
tant, les banques ayant subi avec
succès des « stress tests » et étant
bien capitalisées.

« J’aime être surpris »
La politique monétaire peut évi­
ter la syncope de l’économie
mondiale, mais pas la guérir.
M. Powell estime que le salut
viendra du corps médical, du sys­
tème de santé. Et du législateur,
invité à agir. Il estime qu’il faut
user de l’arme budgétaire, pas
seulement pour compenser la
baisse de la croissance, mais pour
avoir des actions ciblées.
« Nous sommes déjà en réces­
sion », a expliqué l’ancien con­
seiller économique de Donald
Trump, Gary Cohn. Sans surprise,
le secrétaire au Trésor, Steven
Mnuchin, a assuré le contraire,
tandis que le président américain
s’est réjoui de la décision de la Fed.
« Je pense que ce qui s’est passé est
extraordinaire. Je ne croyais pas
avoir une surprise dimanche. Il y a
des gens très heureux à Wall Street,
et je suis très heureux. Je ne m’y at­
tendais pas, et j’aime être surpris »,
s’est réjoui le locataire de la Mai­
son Blanche, qui a fait du niveau
de la Bourse de New York le mar­
queur de sa réussite économique.
Le président de la Fed a peu men­
tionné les conséquences interna­
tionales, soucieux de coller à son

mandat purement national et de
ne pas prêter le flanc aux critiques
de M. Trump. Et lorsqu’il évoquait
les événements internationaux,
c’était pour traiter leurs consé­
quences sur l’économie des Etats­
Unis, qu’il s’agisse des pétroliers
américains frappés par la chute du
brut, des multinationales affec­
tées dans leurs filiales, ou de la
faiblesse des liquidités en dollars
sur la planète.
C’est le troisième volet de l’ac­
tion de la Fed qui a donné lieu à
une action concertée avec les
grandes banques centrales occi­
dentales et japonaise. Cette me­
sure est censée faire oublier l’ab­
sence totale de coordination in­
ternationale, mardi, lorsque la
Fed a baissé ses taux après une
réunion manifestement peu utile
du G7 et, deux jours plus tard,
avec la faute de communication
majeure de la présidente de la
BCE, Christine Lagarde.
L’institution de Francfort avait
présenté une série de mesures
d’apport de liquidité, mais
Mme Lagarde avait fait paniquer les
marchés financiers – qui avaient
décroché de 4 % supplémentaires
pendant sa conférence de presse


  • et l’Italie, laissant entendre que
    la banque centrale ne défendrait
    pas nécessairement un pays en
    détresse financière. La présidente
    de la BCE a présenté ses excuses
    au Conseil des gouverneurs et
    une opération de rattrapage a été
    organisée le lendemain.
    Comme M. Powell, Mme Lagarde
    estime que c’est avant tout aux
    gouvernements d’agir. Eux seuls
    peuvent garantir les prêts des en­
    treprises, autoriser des retards
    dans le paiement des impôts ou


des cotisations sociales ou aider
les employés qui perdent des re­
venus parce qu’ils sont en qua­
rantaine. Elle a eu gain de cause
avec le plan massif de soutien al­
lemand, annoncé vendredi par la
chancelière Angela Merkel, mais
aussi d’autres pays, tandis que la
Commission européenne a pré­
senté des mesures à hauteur de
37 milliards d’euros.
Lundi, les chefs d’Etat et de gou­
vernement du G7 devaient se par­
ler par vidéoconférence, sous la
direction de Donald Trump. Ce
week­end, de nombreux appels
téléphoniques bilatéraux – no­
tamment entre Angela Merkel et
Emmanuel Macron – ont été
échangés afin de préparer la réu­
nion, mais chacun arrive en ordre
dispersé. Par ses décisions unila­
térales, le président américain
sert un peu d’« unificateur » : les
Européens lui reprochent d’avoir
décidé seul et sans prévenir la sus­
pension des liaisons aériennes
venant d’Europe continentale,
même s’ils ont tendance à oublier
qu’ils font de même en se fermant
les frontières qui les séparent.
arnaud leparmentier
et éric albert (à londres)

Le président de la
banque centrale
américaine a
rappelé qu’avant
le coronavirus
l’économie
américaine
était saine

Marchés : la riposte massive de la Réserve fédérale


La Fed réduit ses taux directeurs à zéro et inonde la planète de dollars, de concert avec cinq banques centrales


Les banques centrales s’unissent pour contrer la crise


La Fed, la BCE et ses homologues du Japon, d’Angleterre, du Canada et de Suisse vont multiplier les échanges de devises entre elles


londres ­ correspondance

D


ans la panique des mar­
chés financiers, la nou­
velle serait presque pas­
sée inaperçue : mercredi 11 mars,
Boeing a décidé d’utiliser l’inté­
gralité d’une ligne de crédit de
13,8 milliards de dollars (12,4 mil­
liards d’euros) qu’il n’avait mis en
place que le mois précédent. En
affichant ainsi son besoin urgent
de liquidités, l’entreprise améri­
caine illustre les extrêmes diffi­
cultés rencontrées par les trésore­
ries des entreprises à cause de la
pandémie.
Au fur et à mesure que le virus
se répand, l’économie s’immobi­
lise. Il peut s’agir d’un petit café
qui n’a plus de clients, d’une PME
qui ne peut pas faire tourner son
usine parce que ses employés
sont en quarantaine ou d’une
multinationale qui ne reçoit plus
de commandes. Toutes ces entre­
prises se tournent, en même

temps, vers leurs banques pour
demander des prêts d’urgence,
utiliser leurs découverts ou tirer
sur leurs lignes de crédit. D’un
coup, les institutions financières
doivent leur fournir une énorme
quantité de liquidités.
C’est particulièrement vrai pour
le dollar, qui est à la fois la devise
refuge et celle qui est utilisée
pour financer le commerce mon­
dial. Les banques du monde en­
tier – européennes, britanniques
ou encore japonaises – se retrou­
vent donc face à une demande ur­
gente de billets verts venant de
leurs clients. Vendredi, cette ruée
sur la monnaie américaine se tra­
hissait par de fortes tensions sur
les marchés du dollar.
Pour éteindre l’incendie, les
banques centrales de la planète
ont décidé d’intervenir dans l’ur­
gence, dimanche 15 mars au soir.
Dans un communiqué commun,
la Banque centrale européenne, la
Réserve fédérale américaine, la

Banque du Japon, la Banque d’An­
gleterre, la Banque nationale
suisse et la Banque du Canada ont
annoncé un plan pour apporter
des dollars à travers le monde.

« Banque centrale du monde »
Ces institutions offrent déjà cou­
ramment des lignes de crédit en
dollars, mais elles prêteront dé­
sormais à trois mois (84 jours
exactement) au lieu d’une se­
maine. De plus, le taux offert sera
inférieur de 0,25 % au niveau ac­
tuel. Les banques centrales assu­
rent que ce nouveau mécanisme
« restera en place aussi longtemps
qu’il est nécessaire pour assurer le
bon fonctionnement des marchés
de financement en dollars ».
Pour comprendre cette interven­
tion, il faut remonter à la grande
crise de 2008. Normalement, les
banques centrales ne peuvent prê­
ter que dans leur propre monnaie.
Mais depuis une grosse décennie,
elles ont développé entre elles des

lignes de « swap », d’échange de de­
vises, permettant d’avoir accès à la
monnaie des autres. La BCE a ainsi
directement accès à des dollars
américains ou des renminbis chi­
nois, entre autres. Cela permet de
les fournir à des banques euro­
péennes qui en auraient besoin
pour financer leurs clients. Un peu
malgré elle, la Fed agit donc « de
facto en banque centrale du
monde », souligne une étude de
Credit Suisse.

Ce besoin en dollars est particu­
lièrement fort à cause de la mon­
dialisation, qui fonctionne essen­
tiellement dans cette monnaie.
« Une chaîne logistique est une
chaîne de paiements à l’envers, ex­
plique Credit Suisse. Donc, un ar­
rêt brusque de la production quel­
que part peut ressurgir rapide­
ment avec un défaut de paiement
ailleurs. »
Les auteurs de cette note pas­
sionnante prennent l’exemple
des biens de luxe, dont la de­
mande s’est effondrée en Chine.
Pour une entreprise de ce secteur,
« il faut pourtant continuer à
payer les artisans à Paris ou Milan,
financer les loyers des magasins à
Londres, New York, Zurich et
Hongkong, ou dans des aéroports
vides... » Rapidement, les réserves
de trésorerie se vident et l’entre­
prise doit demander des liquidi­
tés, pour payer ces coûts fixes.
Le problème est que personne
ne sait exactement où en sont les

défauts de paiement dans les
chaînes logistiques. Il n’y a pas de
données en temps réel qui per­
mettent de savoir quelles sont les
banques les plus touchées par le
phénomène. Et comme les mar­
chés ont toujours horreur du noir,
ils paniquent. D’où la nécessité de
les calmer avec cette intervention
des banques centrales.
La bonne nouvelle est que les
établissements bancaires sont en
bien meilleure santé financière
qu’en 2008. Ils ont augmenté
leurs fonds propres, renforcés
leurs liquidités, sont bien mieux
supervisés... Contrairement à la
grande crise, le problème ne
vient pas du système financier,
mais de l’économie réelle. Mais,
comme le virus, la contamina­
tion de l’un à l’autre a com­
mencé. Avec leur action coordon­
née un dimanche soir, les ban­
ques centrales espèrent réussir à
l’enrayer.
e. a.

Le problème est
que personne ne
sait exactement
où en sont
les défauts
de paiement
dans les chaînes
logistiques

Ces mesures
tous azimuts
rappellent les
heures terribles
qui suivirent
la faillite
de Lehman
Brothers en 2008

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