Le Monde - 13.03.2020

(Grace) #1

18 |coronavirus MARDI 17 MARS 2020


0123


Dimanche 15 mars : 


le premier jour de l’après


Bains de soleil dans les parcs et jardins, marchés


bondés, restaurants fermés, bureaux de vote


sécurisés... Depuis dimanche, le pays peine


à se préparer à vivre à l’heure du coronavirus


RÉCIT


C


e ciel bleu, si bleu, et cet air si
doux. Les platanes couverts de
bourgeons, les cerisiers déjà
chargés de fleurs blanches ou
roses, les magnolias hissant
haut leurs tulipes. Souvenez­
vous, c’était le dimanche 15 mars. Un diman­
che, lendemain de rires et d’insouciance aux
terrasses bondées parce qu’il fallait « en pro­
fiter ». Un premier dimanche de presque
printemps, qu’on n’allait pas laisser filer. Un
dimanche de marché, parce que, le diman­
che, c’est marché et qu’on ne va pas changer.
Un dimanche d’élections, donc quand
même un peu particulier. C’était le premier
jour de l’après, le dernier jour de l’avant.
C’était les deux en même temps.
« Un bon dimanche », dit la fromagère, qui
n’a noté aucune panique particulière. Rue de
Montorgueil, à Paris, il y a la queue à la bou­
langerie, des poussettes et des trottinettes,
le primeur brade ses framboises à la criée,
les gens patientent devant la caisse, collés­
serrés. On est venu un peu plus tôt rue du
Faubourg­Saint­Denis. « Il y aura davantage
de plats préparés la semaine prochaine »,
annonce le boucher. Le primeur se frotte les
mains, les clients étaient déjà là avant
l’ouverture du magasin. La poissonnière
prévient que ses dorades royales venues de
Grèce seront peut­être les dernières avant
longtemps. Les deux bazars de la rue sont
restés ouverts. Rue du Poteau, dans le 18e ar­
rondissement, Jacques est malheureux. Ses
trois bistrots familiers, La Piscine, Le Reini­
tas et Le Nord Sud ont baissé leur rideau.
« Depuis des années, je fais mon tour, je vais
dans l’un ou l’autre, selon les jours. Pour mon
petit déjeuner, un café et un croissant. Com­
ment je vais faire? Je n’ai pas de cafetière. »
Le marché d’Aligre, dans le 12e arrondisse­
ment, réputé le moins cher de Paris, fait le
plein. Dans la rue, on se pousse pour avan­
cer. Les distances de sécurité sont tout aussi
oubliées rue Paul­Signac, à Montreuil. La cré­
mière est prévoyante, elle distribue des car­
tes de visite et promet qu’en cas de ferme­
ture des marchés elle viendra livrer. Place
Monge, chez Patrick le maraîcher, un petit
écriteau manuscrit indique pour la première
fois qu’il ne faut rien toucher. On achète plus
de pommes de terre. Juste à côté, le Bistrot du
marché a décidé de le rester, comme son ri­
val voisin, mais lui, il a le droit, il fait tabac.

OUVRIR À MOITIÉ
De nombreux cavistes ont estimé qu’eux
aussi étaient « indispensables à la vie du
pays ». Comme les fleuristes. A voir le nom­
bre de leurs clients, le constat est partagé,
avec un net avantage aux premiers. Dans le
Vieux­Nice, la Cave de la tour fait de la résis­
tance. La terrasse a été rangée et on ne sert
plus de verre, mais on vend toujours des
bouteilles à emporter. Catherine Gazan, la
patronne de l’établissement, a passé la nuit
devant sa télé. Elle n’a pas pu fermer l’œil.
« Le mois de mars, pour nous, c’est
30 000 euros de chiffre d’affaires. Faites le
calcul! », s’exclame­t­elle. « Et, pendant ce
temps, les grandes surfaces restent ouvertes.
Elles, elles se frottent les mains. Demain, il
vous faudra une bouteille de vin, un scrabble,
des pantoufles : y aura plus que Carrefour. »
Son mari s’emporte : « Ils nous ferment le bis­

trot, on va pas aller voter! » Pierrot lève son
verre. Cet ancien fumeur, au chômage tech­
nique depuis trois jours, allume sa première
cigarette depuis dix ans.
Dans le centre­ville de Bordeaux, Lilian, le
gérant de la cave à vin Cousin et compagnie
défie lui aussi l’interdiction. Il explique avoir
pris toutes les précautions – port de gants et
cave fermée à l’aide d’un tonneau – pour pro­
poser ses bouteilles à distance respectable.
Les acheteurs sont au rendez­vous. « Le vin,
c’est aussi un anxiolytique. Les gens ne stoc­
kent pas que du papier toilette! Mais ça ne
suffira pas à limiter la casse », dit­il.
« Et la confiserie, est­ce que c’est considéré
comme un commerce essentiel? », se de­
mande Jean­Charles, le gérant d’un salon de
thé à Chambéry, qui envisage quand même
d’ouvrir à moitié. Un peu plus loin, le patron
du Queen’s Pizza a cru pouvoir ruser. « Le
premier ministre a parlé hier des cafés et des
restaurants, pas des snacks. Moi, je suis un
snack. » Une patrouille de la police munici­
pale est arrivée, accompagnée d’une autre,
de la police nationale. « Il faut fermer, Mon­
sieur. » Sa terrasse était déjà installée. « Il
ne comprend pas pourquoi la boulangerie
d’à­côté, qui vend des pizzas et des sandwichs
à emporter, peut rester ouverte et pas lui »,
soupire le policier.

LES ÉLECTIONS, C’EST SACRÉ
Dans le Vieux­Lyon, la cathédrale Saint­Jean
est vide. A l’intérieur, un prêtre prononce la
conférence de carême devant une caméra.
Partout, les supérettes sont bondées. Ail­
leurs, des restaurateurs dressent des étals
plus ou moins sauvages pour vendre
leurs stocks à prix cassés. A Bordeaux, de­
vant le restaurant le J’Go, une longue file pa­
tiente encore à 14 heures pour emporter
viandes, conserves, bocaux et salaisons
avec 20 % de réduction.
Au nord de Rennes, à Montreuil­le­Gast, la
ferme biologique du P’tit Gallo connaît une
affluence record. Trois jours plus tôt, elle a
lancé un appel à l’aide sur Facebook pour
écouler les quinze mille yaourts sucrés
qu’elle avait produits pour les écoles du sec­
teur le jour même où le président de la Répu­
blique a annoncé la fermeture de tous les
établissements scolaires. En quelques heu­
res, l’appel des producteurs à venir acheter
leurs produits à prix libre a été relayé des
centaines de fois. La somme récoltée va à
une association de solidarité locale.
Après le marché, il faut trancher. Voter ou
ne pas voter? On se divise entre amis, on
s’engueule en famille. Il fallait annuler le

scrutin. Mais non, les élections, c’est sacré.
De toute façon, ça ne sert à rien, il n’y aura
pas de second tour. En plus, aller voter
est dangereux. Pas plus dangereux que d’al­
ler au marché!
A Rennes, Marion patiente dans la file de
son bureau de vote. Quelques heures plus
tôt, la trentenaire avait fait la tournée
des bars. Les consignes de prudence ne la
concernaient pas. Elle s’est mêlée aux mil­
liers de jeunes dans la fameuse « rue de la
soif » du centre­ville pour « une dernière bière
avant l’apocalypse ». La lucidité est arrivée au
réveil. « Jusqu’alors, je me disais que je n’étais
pas vraiment concernée par la menace du co­
ronavirus. Je percevais le discours du gouver­
nement comme anxiogène. Depuis l’annonce
de la fermeture de tous les lieux publics non
essentiels, je revois mon jugement. Je n’aurai
pas le même comportement aujourd’hui », as­
sure­t­elle. Christian, la cinquantaine, mau­
grée contre ceux qui ont eu peur de se dépla­
cer aux urnes à cause du virus. Ce qui le pré­
occupe bien davantage, c’est l’annulation de
son mariage. Avec sa compagne, Françoise, il
devait s’envoler pour Las Vegas le 26 mars.
« Dix proches devaient nous accompagner.
Tout était réservé. Vols, hôtels, activités... Heu­
reusement, nous n’avions pas encore fait gra­
ver la date de mariage sur nos alliances! »
Anne Gaglio, une Niçoise de 85 ans, n’a pas
hésité une seule seconde. « Je fais partie de
ces “mauvais Français” qui sont inconscients,
je crois. C’est pas que je m’en fiche, mais, à
mon âge, la mort est proche de toute façon.
Alors que je meure de Monsieur Corona ou
d’un accident de voiture... » Elle a même pro­
mis d’aller dépouiller les bulletins le soir. « Je
m’ennuie chez moi. Mon club de tennis a
fermé. Vous imaginez? Du tennis! On est à
20 mètres les uns des autres. » A Paris, rue
Delambre, dans le 14e arrondissement, Yas­
mine, 30 ans, entre dans son bureau de vote
équipée d’un masque de protection. « Dans
tous les cas, j’avais prévu de me déplacer, ex­
plique cette professionnelle de santé. Mais, si
je n’avais pas eu mon masque, je ne serais ren­
trée que s’il n’y avait eu personne. Une forte
affluence m’aurait fait rebrousser chemin. »
Dans certaines mairies, une odeur de gel
hydroalcoolique flotte entre les isoloirs. Les
électeurs sont plutôt disciplinés, compré­
hensifs. Des boîtes de gants et des flacons de
gel sont à disposition. Au sol sont tracées les
distances de sécurité. Les assesseurs regar­
dent les cartes d’électeur sans les toucher.
Eux­mêmes sont gantés et parfois équipés
d’un masque. Dans le réfectoire de l’école
élémentaire du quartier de l’Ariane, à Nice,
les électeurs sont systématiquement accom­
pagnés aux toilettes pour se laver les mains
et reçoivent ensuite une noisette de gel hy­
droalcoolique, qu’ils frottent sous la sur­
veillance d’une « Mme Sécurité ».

PARCS ET JARDINS PRIS D’ASSAUT
Au bureau de vote installé dans la salle des
mariages de l’hôtel de ville, d’autres Niçois
se montrent sourcilleux. Certains refusent
de rentrer dans l’isoloir par peur de toucher
le rideau, les assesseurs ferment les yeux.
Une professionnelle de santé tente en vain
de faire modifier l’agencement de la salle :
« Si vous mettez les isoloirs contre le mur, on
n’aura pas à toucher quoi que ce soit. – Sin­
cèrement, ce n’est pas avec un rideau que... –
A coups de “sincèrement, si”, on fait des er­
reurs. Je ne pensais pas que j’allais avoir à tou­

cher le rideau, c’est tout! », s’indigne la dame.
A Montpellier, au même moment, dans le
quartier populaire de la Mosson, le bureau
de vote est vide et la présidente du bureau,
une employée de mairie, est au bord des lar­
mes : « Nous avons été seuls au front toute la
journée. Tout ça pour moins de 20 % d’élec­
teurs! C’est une honte! » A Marseille, la candi­
date Martine Vassal accepte bien volontiers
le selfie que lui demande une assesseure. Elle
l’enlace, appelle son colistier pour qu’il se joi­
gne à elle et tous trois joignent leurs visages
souriants devant l’écran du téléphone.
Il fait si beau dehors, ce dimanche 15 mars.
On marche en famille sur la Côte d’Opale, le
long de la digue de Wimereux (Pas­de­Ca­
lais). On envahit les rives du Doubs à Besan­
çon. « Il faut profiter de l’air libre, puisqu’on
n’y risque rien côté virus et surtout avant
qu’on ne nous impose un confinement plus
radical. » A Tignes (Savoie), où les remontées
mécaniques se sont arrêtées comme dans
toutes les stations des Alpes, des adultes gri­
sonnants découvrent la luge, partagent des
sandwichs, assis dans la neige, ou parcou­
rent dans les deux sens le lac gelé. « On se
croirait sur les Champs­Elysées! », dit une
monitrice qui, fermeture de la station oblige,
range jusqu’à la saison prochaine les équipe­
ments du jardin d’enfants.
A Paris, parcs et jardins sont pris d’assaut.
On se prélasse en groupes sur les pentes her­
beuses des Buttes­Chaumont, on envahit la
pelouse du jardin du Luxembourg, on se
serre les uns contre les autres le long des ber­
ges de la Seine. « Il ne faut pas qu’on meure de
solitude non plus! », dit en souriant une tren­
tenaire au teint hâlé, venue avec une amie
prendre le soleil au parc Montsouris. « Je n’ai
peur qu’à 30 %, c’est pour ça que je suis sorti
aujourd’hui », confie drôlement un de leurs
voisins. « On ne va pas rester sous la couette
comme si on avait de la fièvre! », s’agace une

Journée du
dimanche 15 mars
(de gauche à droite,
de de haut en bas).

Le long des quais de
Seine, à Paris. JULIEN
MUGUET POUR « LE MONDE »

Plage du Prado,
à Marseille. FRANCE
KEYSER/MYOP POUR « LE MONDE »

A Bordeaux.
AGNÈS DHERBEYS/MYOP POUR
« LE MONDE »

Dans un bureau
de vote lyonnais.
BRUNO AMSELLEM/DIVERGENCE
POUR « LE MONDE »

Dans le parc
Martin­Luther­
King, à Paris. LUCAS
BARIOULET POUR « LE MONDE »

« JUSQU’ALORS, 


JE ME DISAIS QUE JE 


N’ÉTAIS PAS CONCERNÉE 


PAR LA MENACE 


DU CORONAVIRUS. 


DEPUIS L’ANNONCE 


DE LA FERMETURE 


DES LIEUX PUBLICS,JE 


REVOIS MON JUGEMENT », 


CONFIE MARION

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