6 |coronavirus MARDI 17 MARS 2020
0123
Les hôpitaux du
GrandEst en état
de saturation
Dimanche, plus de 400 personnes
étaient hospitalisées en France dans
un état grave contre 300 la veille
S
ur les fils WhatsApp des
médecins et personnels
hospitaliers, les messages
alertant sur la situation
dans les hôpitaux de la région
GrandEst ont circulé toute la
journée de dimanche 15 mars, dé
crivant « l’enfer » dans des servi
ces de réanimation saturés. Le
temps d’un weekend, la situation
a basculé en France, désormais
passée au stade 3 de l’épidémie.
Dimanche, plus de 400 person
nes étaient hospitalisées dans un
état grave (contre 300 la veille).
« C’est une épidémie très rapide
et on voit que le nombre de cas
double désormais tous les trois
jours », a alerté, lundi matin, le di
recteur général de la santé, Jé
rôme Salomon. « On voit bien
qu’aujourd’hui les hôpitaux (...)
ont vraiment de grandes difficul
tés à prendre en charge les patients
qui arrivent tous les jours, toutes
les heures », atil souligné. « Je
lance un appel à la mobilisation
générale de tous les Français. Ce
serait catastrophique de devoir en
arriver à trier des personnes (...) en
réanimation car il n’y a pas de
place », a ajouté Jérôme Salomon.
Dans la région GrandEst, la plus
touchée de l’Hexagone, les hôpi
taux vacillent déjà. Le HautRhin
concentre les inquiétudes. « On
arrive à saturation, on a vingtcinq
personnes sous ventilation à Col
mar », explique JeanFrançois Cer
fon, président du conseil départe
mental de l’ordre des médecins.
Dans l’hôpital de cette ville,
toutes les opérations non urgen
tes ont été déprogrammées, des
lits supplémentaires ont été
ouverts, mais cela ne suffit pas :
« Nous n’avons plus de marge, on
est à flux tendu, c’est un cassetête
permanent pour trouver des lits »,
explique l’anesthésisteréanima
teur, qui craint « trois semaines
très dures ». Un urgentiste stras
bourgeois confirme que la situa
tion commence à se tendre dan
gereusement : « C’est une réorga
nisation permanente car nous
n’avons pas assez de lits en réani
mation. Nous avons ouvert de
nouveaux lits “Covid” mais ils
sont déjà tous pleins. »
La faculté de médecine a mobi
lisé ses étudiants, internes ou
externes, sur la base du volonta
riat, pour venir aider dans les
CHU. Des médecins de ville ont
aussi fermé leur cabinet pour
prêter mainforte. Une aide
bienvenue tant « la situation est
dramatique ».
« Sauver ce qui peut l’être »
A Strasbourg, la capacité de réani
mation est d’environ 100 lits : ils
sont tous occupés, dont la moitié
par des cas de Covid19. Cette ca
pacité va être augmentée pour
passer à 200 lits. « On va avoir un
crash test la semaine prochaine »,
estime Jean Sibilia, doyen de la fa
culté de médecine de Strasbourg.
Car, assuretil, « on n’est pas en
core au sommet du pic épidémi
que ». Les moyens, notamment
les masques, sont relativement
disponibles encore, au moins
dans les services dédiés, mais, « si
la hausse continue, on va être dans
une situation difficile ».
Et le professeur de médecine de
rappeler, comme ses confrères,
que le confinement et le respect
des consignes − éviter de sortir et
de se rassembler − sont « un volet
majeur dont une partie de la
population, qui est un peu dans le
déni, n’a pas pris la mesure. Tout
ce qui fait qu’on peut éviter de
créer une chaîne humaine, casser
les transmissions, arrêter les
réunions, les dîners entre amis,
etc. » est indispensable. « C’est en
tre nos mains, exhortetil. Pour
l’Alsace, c’est presque trop tard,
mais on peut encore sauver ce qui
peut l’être ailleurs. »
Les yeux rivés sur la situation
dans la région GrandEst, l’Ilede
France se prépare à encaisser d’ici
Pour M. Rousseau, « aucun doute
sur le fait que nos réanimations
vont être sous une pression maxi
male. C’est une course contre la
montre pour dégager des capaci
tés et aplatir la courbe. Nous allons
être à l’épreuve. » Lundi matin, la
Fédération hospitalière de France
en appelait à « une union sanitaire
sacrée » pour combattre « cette
épidémie historique ».
« Mécaniquement impossible »
Chez certains médecins, l’heure
est même à l’alarme. « Depuis
jeudi, il y a au moins vingt ou
trente patients Covid qui arrivent
chaque jour dans les hôpitaux
parisiens. Un sur sept va nécessi
ter un transfert en réanimation,
où il peut rester jusqu’à
vingt jours. C’est mécaniquement
impossible de tous les soigner »,
lance Cécile Ghander, endocrino
logue à la PitiéSalpêtrière, qui
vient d’être mobilisée pour le
dépistage Covid.
En lisant le message décrivant
la situation aux urgences de Mul
house (HautRhin) qui a beau
coup tourné dimanche chez les
soignants, elle reconnaît avoir eu
un coup de découragement. « Je
me suis dit que c’était foutu, que,
malgré tout, ce virus gagne sur le
système. Les moyens sont enfin là,
mais ils ne suffiront probable
ment pas. C’est il y a trois semai
nes qu’il aurait fallu commencer
les quarantaines, vider les hôpi
taux, et former tout le monde à
prendre en charge les Covid. Ce
qui me fait peur, c’est que, s’ils ne
décident pas une vraie quaran
taine, un vrai confinement strict,
il y aura encore plus de morts. »
D’un bout à l’autre du territoire,
on attend désormais le moment
d’être frappé de plein fouet par la
vague. « Les quatre premiers jours,
c’était le désert des Tartares, mais,
vendredi, quatre patients sont arri
vés d’un coup dont trois dans un
état grave », observe Nicolas Van
Grunderbeeck, infectiologue à
l’hôpital d’Arras, dans les Hauts
deFrance. « Nous n’avons pas en
core les résultats de tests, mais le
tableau ressemble à ce que nous
ont décrit nos collègues : un syn
drome de détresse respiratoire très
sévère et une dégradation rapide
de l’état de santé. »
Le plus jeune des patients a
29 ans, et le plus âgé 60 ans. A Ar
ras, où la situation était calme jus
quelà, six lits de réanimation Co
vid ont été ouverts vendredi
aprèsmidi, et la capacité d’hospi
talisation sera doublée dans la se
maine pour atteindre trente lits.
Des médecins réanimateurs du
privé pourraient être appelés à la
rescousse en cas de besoin.
« Nous avons tous peur de ce qui
arrive », lâche Nicolas Van Grun
derbeeck, en soulignant des « dif
ficultés » pour obtenir des ventila
teurs supplémentaires. « Nous
nous attendons aussi à des diffi
cultés pour les masques », souli
gne le médecin, en expliquant
que les soignants s’efforcent déjà
de les économiser en les gardant
trois heures d’affilée sans en
changer.
françois béguin,
chloé hecketsweiler
et samuel laurent
Dans le centre de dépistage ambulatoire, à l’extérieur de l’hôpital HenriMondor, à Créteil, le 6 mars. Entre chaque prélèvement,
l’aidesoignante, le médecin et l’infirmier désinfectent leurs mains et toute la tente. ADRIENNE SURPRENANT/COLLECTIF ITEM POUR « LE MONDE »
à quelques jours le choc d’une ar
rivée massive de patients en état
grave. « En Moselle, ils se sont pris
la vague une semaine avant nous.
On va rentrer dans une cinétique
qu’il va falloir réussir à casser ou à
atténuer », estime Dominique
Pateron, le président de la collé
giale des urgentistes de l’APHP.
Chez les responsables hospita
liers, le changement de ton entre
vendredi et samedi est net. « Si
vous voulez aider les hôpitaux, il
faut faire en sorte que la vie sociale
se restreigne. C’est fondamental. Je
supplie l’ensemble des Français
d’appliquer les mesures annon
cées », a lancé, samedi soir, d’une
voix blanche, Martin Hirsch, le di
recteur général de l’Assistance pu
blique Hôpitaux de Paris
(APHP). Pour libérer des lits et
des personnels, la moitié des in
terventions programmées au
sein du groupe a déjà été annulée.
Un peu plus tard dans la soirée
de samedi, Aurélien Rousseau, le
directeur général de l’agence ré
gionale de santé (ARS) Ilede
France, assurait au Monde, entre
deux réunions de crise, suivre
« heure par heure l’évolution du
nombre de cas et de patients en
réanimation », un nombre en « ac
célération nette depuis mercredi ».
En Corse, les contraintes insulaires compliquent la réponse sanitaire
La région d’Ajaccio, dont les hôpitaux sont fréquemment sous tension, abrite de nombreux cas de Covid
bastia correspondant,
N
ous faisons face, mais
pour combien de
temps? » Fabien Bianca
maria, infirmier en réanimation à
l’hôpital de La Miséricorde, à Ajac
cio, et délégué syndical CFDT, ré
sume le sentiment d’une large
part de la communauté médicale
en Corse, une île qui cumule les
handicaps face aux risques de
propagation du Covid19 : un sys
tème de santé à bout de souffle,
une désertification médicale et
une population âgée à risque.
En CorseduSud, où la situation
paraît la plus critique avec 93 cas
enregistrés au 15 mars, la pre
mière chaîne de contamination a
été clairement identifiée : il s’agit
de patients revenus d’une réu
nion évangélique à Mulhouse
(HautRhin), fin février. Dès le
8 mars, plus tôt que sur le conti
nent, des mesures exceptionnel
les avaient été prises comme l’in
terdiction des rassemblements
de plus de 50 personnes et la fer
meture des classes à Ajaccio, tan
dis que le plan blanc était déclen
ché à l’hôpital de La Miséricorde,
avec le report des opérations non
urgentes et le gel des formations
et des congés des personnels.
« Je suis surpris de la rapidité de
la propagation du virus, chaque
minute compte », note Pascal De
rudas, médecin chargé des ris
ques sanitaires et de la communi
cation à l’hôpital d’Ajaccio, et de
mettre en place la riposte. En ur
gence, une tente de tri a été instal
lée à l’entrée de l’établissement
pour déterminer les patients à
tester et ceux qui ne le seront pas
et pourront regagner leur domi
cile, ou les patients à hospitaliser
pour d’autres causes. Dans une
deuxième tente, les patients sont
prélevés avant que s’opère une
deuxième sélection pour déter
miner la part de patients positifs
nécessitant une hospitalisation.
La situation de cet hôpital régu
lièrement plongé dans les difficul
tés financières est particulière
ment tendue, tant pour le matériel
que le personnel : « Les médecins
intérimaires ont annulé leur mis
sion et on doit se battre pour être li
vrés en masques et respirateurs »,
souligne M. Biancamaria. « Nous
avons de quoi tenir encore quel
ques jours », prévoit un soignant
de La Miséricorde où, en sus de la
trentaine de respirateurs, les appa
reils de respiration artificielle des
sapeurspompiers sont en cours
de réquisition. Mais nous avons
besoin d’appareils de VNI (ventila
tion non invasive), et ce sont ces
machines qui risquent de faire le
plus défaut dans les jours à venir. »
Situation moins tendue à Bastia
Dans le nord de l’île, au centre hos
pitalier de Bastia, six de ces équipe
ments ont été commandés. La si
tuation y est beaucoup moins ten
due qu’à Ajaccio, la HauteCorse ne
comptant que 22 cas de contami
nations au 15 mars, dont aucun
nouveau cas sur les dernières
vingtquatre heures. « Le nombre
de patients atteints est stable au
quotidien, détaille JeanMathieu
Defour, le directeur général de
l’établissement. Nous réajustons
nos moyens d’heure en heure. » Ins
tallation d’un préfabriqué et d’un
parking spécial pour les tests de
patients, bâtiment réquisitionné,
travaux de cloisonnement et amé
nagement de chambres ont été dé
cidés très rapidement, au point de
souder dans l’adversité une com
munauté hospitalière minée par
des conditions de travail difficiles,
de fréquents conflits sociaux et –
dixit une infirmière – « un état très
vétuste de certains services ».
« Tout le monde fait le job, de la di
rection à l’aidesoignant, se félicite
Chantal Risticoni, cadre de santé et
déléguée syndicale CGT. C’est dans
ces momentslà qu’on se rend
compte de la nécessité de soins de
qualité. Mais, une fois la crise pas
sée, il ne faudrait pas nous exposer
à un retour de bâton budgétaire. »
Les craintes de propagation res
tent très vives alors que l’île abrite
une démographie à risque : près
de 30 % de la population y est âgée
de plus de 60 ans, une tranche
d’âge surreprésentée dans les vil
lages souvent isolés et privés
d’une offre de soins efficace. Sept
pour cent des insulaires – contre
0,5 % de la population générale
française – sont concernés par la
désertification des territoires mé
dicaux, qui se manifeste par trois
marqueurs : un accès à moins de
2,5 consultations de médecine gé
nérale par an, un trajet de plus de
dix minutes en voiture pour trou
ver une pharmacie et de plus de
trente minutes pour atteindre un
service d’urgences.
Malgré la demande insistante
de JeanGuy Talamoni, président
de l’Assemblée de Corse, les
liaisons maritimes avec l’Italie
n’ont pas été suspendues alors
que les autorités sardes ont, en re
vanche, bloqué les rotations de
ferrys à destination de la Corse.
L’insularité pose aussi des diffi
cultés en matière de livraison de
matériel. L’hôpital de Bastia at
tend ainsi la livraison de masques
FFP2 et d’automates d’analyse de
prélèvements, qui permettront
un gain de temps précieux :
aujourd’hui, si des laboratoires
privés ajacciens assurent ce type
de service, les délais routiers en
tre les deux villes rendent plus ra
pide l’expédition des échantillons
de Bastia à Marseille, où ils sont
traités en quelques heures.
Reste que les inquiétudes se
focalisent sur les conséquences
sanitaires du premier tour des
municipales. Samedi, Gilles
Simeoni, président du conseil
exécutif de Corse, a officielle
ment demandé le report du scru
tin, en vain, et les autorités re
doutent désormais une multipli
cation des cas. « Les gens sont re
tournés voter dans leur village
d’origine, s’inquiétait une source
préfectorale, avec des points de
contact entre des électeurs de la
région d’Ajaccio, statistiquement
plus contaminée, et ceux du Nord,
qui le sont beaucoup moins. Nous
devons nous attendre à des jours
très difficiles. »
antoine albertini
« S’ils ne décident
pas une vraie
quarantaine, un
vrai confinement
strict, il y aura
encore plus
de morts »
CÉCILE GHANDER
endocrinologue
à la Pitié-Salpêtrière
« Je suis surpris
de la rapidité de
la propagation
du virus, chaque
minute compte »
PASCAL DERUDAS
médecin chargé des risques
sanitaires à l’hôpital d’Ajaccio