Le Monde - 13.03.2020

(Grace) #1
0123
MARDI 17 MARS 2020 coronavirus | 7

Télétravail et fermeture d’écoles : quel impact?


La combinaison de plusieurs mesures restrictives peut retarder le pic de l’épidémie et réduire son intensité


Couplée avec
le télétravail de
25 % des adultes,
la clôture des
établissements
scolaires pendant
huit semaines
abaisserait
de presque 40 %
la hauteur du pic

F


ermer les écoles, appeler
les Français à travailler de
chez eux... Des mesures
drastiques, annoncées par
le président de la République, jeudi
12 mars, et qui entrent en vigueur
lundi. Dans une étude mise en li­
gne samedi 14 mars sur le site du
laboratoire Inserm ­ Sorbonne
Université Epix­Lab, l’équipe diri­
gée par Vittoria Colizza (Inserm,
Sorbonne Université) a modélisé
l’impact attendu de la fermeture
des établissements scolaires et du
recours au télétravail, montrant
que ce n’est qu’en couplant ces me­
sures que l’on observe un impact
notable sur le cours de l’épidémie.
Une conclusion qui est en phase
avec le message porté sur Twitter,
au cours du week­end, par le
directeur général de l’Organisa­
tion mondiale de la santé, Tedros
Adhanom Ghebreyesus : « Il faut
une approche globale pour com­
battre le Covid­19. »
Les chercheurs se sont concen­
trés sur trois régions françaises où
l’on dénombrait plus de 300 cas
confirmés de Covid­19 à la date du
13 mars et où le réseau Sentinelles
avait observé une hausse de l’inci­
dence des syndromes de type grip­
pal : l’Ile­de­France, les Hauts­de­
France et le Grand Est. Ils ont égale­
ment tenu compte des incertitu­
des concernant la susceptibilité
des enfants à être infectés par le
SARS­CoV­2 et à le transmettre.
La modélisation indique qu’une
mesure qui serait limitée à la fer­
meture des établissements scolai­
res n’aurait qu’un bénéfice limité
pour réduire le pic d’incidence – ce
que les experts appellent aplatir la
courbe de l’épidémie : fermer les
établissements pour huit semai­
nes, jusqu’aux vacances de Pâ­
ques, ne permet de réduire que de
10 % ce pic d’incidence. « Cette me­
sure ne suffit pas et, de plus, elle a
un coût social important pour les
parents d’enfants qu’il faut garder
à la maison », note Vittoria Colizza.
En revanche, si elle est couplée
avec un passage en télétravail de
25 % des adultes, la clôture des éta­
blissements scolaires pendant
huit semaines parviendrait à diffé­
rer le pic épidémique de près de
deux mois et d’abaisser de pres­
que 40 % la hauteur de ce pic, c’est­
à­dire le nombre de cas quoti­
diens. Un effet précieux dont bé­

néficierait le système de soins qui
sera de plus en plus sollicité. De
plus, note l’étude, la combinaison
de la fermeture des écoles et du té­
létravail entraînerait une réduc­
tion globale modeste (– 15 %) du
« taux d’attaque » de l’épidémie,
qui est le pourcentage de la popu­
lation qui aura été infectée in fine.
« Face à une épidémie, la combi­
naison de ces deux mesures pour­
suit deux objectifs : gagner du
temps pour se préparer et réduire
la pente de sa courbe de croissance
pour l’étaler dans le temps. Cela
permet de décaler la survenue du
pic et de diminuer l’incidence at­
teinte lorsqu’il arrive », explique
Vittoria Colizza.

Différences atténuées
Les résultats observés dans les
trois régions françaises sont simi­
laires. Pourtant, souligne la cher­
cheuse, dans le Grand Est le nom­
bre de cas confirmés au moment
où l’étude a été faite était le double
de l’incidence en Ile­de­France et
dans les Hauts­de­France, ce qui si­
gnifie que l’épidémie allait plus
vite dans cette région. Les mesures
appliquées simultanément inter­
viennent donc à des stades diffé­
rents de la propagation des mala­
dies selon les régions, mais si cette
disparité se fait sentir par un im­
pact inégal avec la seule fermeture
des établissements scolaires, il est
apparu que le recours au télétra­
vail atténuait les différences.
Un suivi de ces deux mesures, ef­
fectives à partir du 16 mars, et ren­
forcées par d’autres depuis les an­
nonces effectuées le 14 mars par le
premier ministre, va être mis en
place. Il y a eu une évolution de la
surveillance. D’abord active avec

des tests systématiques pour les
cas suspects, elle a fait place à une
surveillance épidémiologique par
le réseau Sentinelles. Mis en place
en 1984 et rassemblant médecins
généralistes, pédiatres et cher­
cheurs, ce réseau ne s’intéressait
au départ qu’aux syndromes grip­
paux avant de s’élargir et de cou­
vrir à présent sept autres maladies.
Il a mis en évidence la semaine
dernière une recrudescence des
syndromes grippaux après la pé­
riode de la grippe saisonnière, pro­
bablement due au Covid­19.
Des prélèvements aléatoires
d’échantillons parmi les person­
nes consultant pour ce motif ont
en effet permis de détecter quatre
cas positifs pour le SARS­CoV­2.
L’utilisation de ces données va per­
mettre aux modélisateurs de réali­
ser des estimations du nombre de
cas dans la population. « En Italie,
ce type d’approche a permis de
constater que le nombre de cas est
sous­estimé d’un facteur quatre. En

France, où l’on ne teste plus que les
patients ayant une forme grave et le
personnel soignant, certains scéna­
rios envisagent une prévalence de
30 fois le nombre de cas confir­
més », avance Vittoria Colizza.
Evoquant la comparaison par­
fois avancée avec la Chine qui en
sept semaines est parvenue à
faire régresser l’épidémie par des
mesures d’endiguement drasti­
ques, la chercheuse met en garde :
« La Chine y est parvenue, mais elle
a mis en œuvre ces mesures alors
qu’elle avait une incidence et un
nombre de décès inférieurs à ceux
qu’a actuellement la France :
moins de 20 décès en Chine et une
centaine pour la France. Faire re­
culer l’épidémie risque de prendre
plus de temps en France qu’il n’en a
fallu en Chine. » Pour Vittoria
Colizza, il ne fait guère de doute
que des restrictions supplémen­
taires seront nécessaires pour
contrecarrer le Covid­19.
paul benkimoun

Mise en garde


contre l’ibuprofène


La prise de certains anti­inflammatoires
pourrait aggraver les effets du Covid­

U


n Tweet du ministre de la
santé, Olivier Véran, sa­
medi 14 mars, à propos
du Covid­19 et de la prise de cer­
tains anti­inflammatoires a semé
la confusion parmi les utilisa­
teurs de ces médicaments... « La
prise d’anti­inflammatoires (ibu­
profène, cortisone...) pourrait être
un facteur d’aggravation de l’in­
fection », écrivait le ministre.
Jérôme Salomon, le directeur
général de la santé, ajoutait sur
LinkedIn : « Le traitement d’une
fièvre mal tolérée ou de douleurs
dans le cadre du Covid­19 ou de
toute autre virose respiratoire
repose sur le paracétamol, évitez
toute automédication. »
Un article du Lancet du 11 mars
évoquait le fait que l’ibuprofène
augmentait le nombre de récep­
teurs ACE2 sur lesquels se fixe le
coronavirus. Sans en dire plus que
la dose prise par les patients
concernés. Les « AINS » (anti­in­
flammatoires non stéroïdiens) fi­
gurent parmi les médicaments
les plus utilisés en automédica­
tion comme antalgiques (anti­
douleurs) ou antipyrétiques (anti­
fièvre). Le plus utilisé est l’ibupro­
fène, vendu sous ce nom, ainsi
que l’Advil, le Nurofen...

« Symptômes masqués »
L’Agence nationale de sécurité du
médicament (ANSM) a plusieurs
fois mis en garde sur leur usage en
cas d’infection. Elle avait décidé,
fin 2019, que ces médicaments ne
seraient plus vendus en libre­ser­
vice dans les pharmacies, à comp­
ter du 15 janvier. « Ces médi­
caments sont sûrs et efficaces lors­
qu’ils sont correctement utilisés,
mais présentent des risques lors
d’une utilisation inadéquate », in­
diquait l’ANSM.
Dans un point d’information
du 18 avril 2019, l’ANSM a rap­
porté 386 cas de complications
infectieuses graves (dont 32 dé­
cès) avec l’ibuprofène et le kéto­
profène, depuis 2000, chez
l’adulte et chez l’enfant, notam­
ment pour des infections pleuro­
pulmonaires. Trois cent trente­

sept cas étaient dus à l’ibupro­
fène. Les anti­inflammatoires
« peuvent aussi masquer des
symptômes et avoir des effets se­
condaires délétères », souligne
Astrid Vabret, chef du service de
virologie au CHU de Caen.
Dans ce contexte, l’agence re­
commande, en cas de douleur et/
ou de fièvre, d’angine, de rhino­
pharyngite, de toux, d’infection
pulmonaire, de privilégier le pa­
racétamol, sans dépasser la dose
de 60 mg/kg/jour et de 3 g par
24 heures (pour les adultes), en
raison des risques pour le foie en
cas de surdosage.
Si le ministère de la santé espa­
gnol a pour sa part indiqué dans
un Tweet qu’aucune donnée ne
signalait ces aggravations, et
qu’une évaluation était en cours
pour l’ensemble de l’Union
européenne, les autorités
sanitaires françaises ont
confirmé ces mises en garde.
Par ailleurs, « si vous êtes déjà
sous anti­inflammatoires ou en
cas de doute, demandez conseil à
votre médecin », insiste le minis­
tère, et n’arrêtez pas le traitement.
« Beaucoup de patients atteints de
spondylarthrite se posent la ques­
tion sur leur traitement », souligne
le professeur Francis Berenbaum,
chef du service de rhumatologie à
l’hôpital Saint­Antoine. Il répond
dans un Tweet : « Vous pouvez le
poursuivre, mais vous devez l’arrê­
ter en cas de fièvre ou de syndrome
grippal. » De même, les pneumo­
logues rappellent aussi aux per­
sonnes souffrant d’asthme ou de
BPCO (broncho­pneumopathie
chronique obstructive) de ne pas
arrêter leur traitement s’il
contient des corticoïdes inhalés.
En outre, le gouvernement
autorise désormais les pharma­
ciens à délivrer des médicaments
aux personnes suivant un traite­
ment de longue durée, sans qu’ils
aient besoin de renouveler leur
ordonnance, ce jusqu’au 31 mai,
sans renouvellement d’ordon­
nance, et exception faite de médi­
caments stupéfiants.
pascale santi

Le manque de masques, fléau récurrent


Le ministère de la santé promet de nouvelles livraisons de modèles FFP2 rapidement


M


oi, j’ai eu de la chance,
j’en ai commandé en
janvier », soupire une
médecin spécialiste strasbour­
geoise bientôt au bout de son
stock de masques chirurgicaux.
Parmi les nombreux obstacles
auxquels font face les soignants
qui luttent contre l’épidémie, le
manque chronique de masques
de protection, qu’il s’agisse des
FFP2 (filtering facepiece, littérale­
ment « pièce faciale filtrante »),
plus étanches et destinés à proté­
ger les soignants ; ou des masques
plus légers antiprojection ou
« chirurgicaux », que les patients
devraient dans l’idéal porter dès
la salle d’attente pour éviter de
contaminer les autres s’ils sont
porteurs du virus.
La pandémie de Covid­19 a pro­
voqué une explosion globale de la
demande de ces masques, dont la
Chine fournissait, selon l’Organi­
sation mondiale de la santé
(OMS), plus de la moitié de la pro­
duction mondiale. Baisse de pro­
duction et explosion de la de­
mande ont provoqué une pénu­
rie, dont l’OMS s’est inquiétée dès
la mi­février. Le secteur avait an­
noncé des hausses de production,
mais elles n’ont pas suffi. La pénu­

rie se prolongeant, le gouverne­
ment français a réquisitionné par
décret, le 3 mars, tous les stocks de
masques détenus par « toute per­
sonne morale de droit public ou de
droit privé ». Comme l’avait pro­
mis le ministre de la santé, Olivier
Véran, des stocks ont été envoyés
dans toute la France depuis une
dizaine de jours. Mais leur nom­
bre est encore très insuffisant, dé­
noncent de nombreux médecins.

L’heure est à la débrouille
Dans les hôpitaux publics, fournis
en priorité, les masques sont rela­
tivement disponibles, mais sur­
veillés de près pour éviter les vols
et donnés au compte­gouttes aux
soignants, selon plusieurs témoi­
gnages. « Les hôpitaux sont pour
l’instant un peu livrés à eux­mêmes,
ça crée des tensions entre les équi­
pes, qui souhaitent se protéger au
mieux et protéger les patients, et les
directions qui doivent gérer leurs
stocks », résume Yasmina Kettal,
infirmière en Seine­Saint­Denis.
Une situation qui vient ajouter des
contraintes à un personnel médi­
cal déjà surmené. « Il faut quasi­
ment montrer sa carte d’identité et
faire une attestation sur l’honneur
pour avoir un masque », plaisante

l’infirmière urgentiste. « On n’a
clairement pas le temps de courir
après du matériel planqué. »
Si la situation est maîtrisée à
l’hôpital, la médecine de ville,
elle, semble loin d’être correcte­
ment équipée. « Les livraisons
sont insuffisantes, les médecins
n’en ont pas en cabinet, les labora­
toires de biologie en manquent »,
regrette Jean­François Cerfon,
anesthésiste à Colmar et prési­
dent de l’antenne départemen­
tale de l’ordre des médecins du
Haut­Rhin, département parmi
les plus touchés de France. Pour
tenter de juguler la pénurie, le mi­
nistère a émis une « doctrine d’uti­
lisation », qui, hors secteur hospi­
talier, réserve les masques FFP2,
plus protecteurs, aux médecins,
infirmiers et pharmaciens de
ville. Dentistes, sages­femmes,
préparateurs de pharmacie ou
personnels des Ehpad doivent se
contenter de masques chirurgi­
caux, bien moins protecteurs.
« On n’envoie pas les pompiers au
feu sans protection », fustige
M. Cerfon. Comme d’autres, il a
dû rationner les stocks de son ca­
binet. Impossible d’en fournir à
tous les patients qui viennent
dans les consultations, par exem­

ple. L’heure est à la débrouille. Les
masques FFP2, qui ne doivent en
principe être portés que quatre
heures, sont utilisés plus long­
temps, voire recyclés : notre mé­
decin spécialiste strasbourgeoise
raconte qu’elle en est venue à faire
« tourner » ses masques FFP2 res­
tants, qu’elle laisse sécher
quinze jours à l’air entre deux
usages, un temps suffisant pour
garantir la disparition du virus.
Dans un communiqué diffusé
dimanche, le syndicat de généra­
listes MG France dénonce une si­
tuation mal anticipée : « L’Etat a
longtemps, trop longtemps, estimé
que l’infection pourrait être cir­
conscrite et que les soins resteraient
l’apanage des établissements de
santé (...). Aujourd’hui, nous devons
nous protéger avec peu de mas­
ques, rationnés et réservés aux pro­
fessionnels qui en ont le plus be­
soin. » Vendredi, Olivier Véran a
encore promis que des masques
FFP2 seraient livrés rapidement
aux médecins libéraux. Interrogé
dimanche soir par Le Monde, le mi­
nistère assurait qu’une deuxième
livraison était « en cours » et que
les masques seraient disponibles
en début de semaine.
samuel laurent
Free download pdf