Le Monde - 13.03.2020

(Grace) #1

8 |coronavirus MARDI 17 MARS 2020


0123


rome ­ correspondant

L


e plus étrange, c’est le si­
lence. C’est bien simple,
toute la journée, je n’en­
tends que les chiens qui
aboient et les sirènes des ambulan­
ces... » Claudio Ragazzoni, un père
de famille, vit dans la petite ville
de Sorisole, à un peu plus de 5 ki­
lomètres de Bergame, où il tra­
vaille pour une société d’informa­
tique. Un gros bourg tranquille
mais industrieux, typique de ces
provinces lombardes sans cesse
citées en exemples, partout dans
le pays, comme le moteur de la ri­
chesse italienne. Ici, depuis trois
semaines, le cours ordinaire des
choses s’est interrompu. Peu à
peu, les déplacements ont été li­
mités et les lieux publics fermés,
tandis que les innombrables en­
treprises des environs se met­
taient à l’arrêt. A Sorisole, pour
éviter les attroupements, même
le cimetière a été interdit. C’est
que ces campagnes prospères et
sans histoires sont le véritable
épicentre du drame sanitaire sans
précédent qui secoue depuis trois
semaines le nord de l’Italie.
La province de Bergame ne fait
pas partie des premiers foyers dé­
tectés, fin février, mais c’est celle
qui compte le plus de cas de Co­
vid­19 (3 416 sur les 24 000 que
compterait le pays au soir du di­
manche 15 mars, selon les chif­
fres publiés par la protection ci­
vile). Un indicateur donne l’am­
pleur du drame : d’ordinaire, sur
le journal local, L’Eco di Bergamo,
les annonces nécrologiques re­
présentent un volume de deux
ou trois pages ; l’édition du ven­
dredi 13 mars du quotidien berga­
masque en comptait dix, bien
serrées.
Sorisole est une petite ville et on
ne compte officiellement que dix­
huit à vingt cas de coronavirus
sur le territoire communal. Mais
personne ici, même les autorités,
n’accorde plus aucun crédit à ces
chiffres. « C’est juste qu’on ne fait
pas assez de tests, ça ne veut rien
dire, assure M. Ragazzoni. Par
exemple, j’ai un voisin, à 50 mètres
de chez moi, qui est enfermé chez
lui avec la grippe depuis une se­
maine. Comment savoir si ce n’est
qu’une simple grippe? »

De nouvelles pratiques sociales
« Nous pensons effectivement que
le nombre de cas, dans la province,
est très sous­évalué, concède
Giorgio Gori, le maire (Parti dé­
mocrate, centre gauche) de la
grande ville voisine, Bergame (en­
viron 120 000 habitants). On ne
sait pas exactement, mais on
pense qu’il y en a environ 80 % de
plus. » Autrement dit, pour dix cas
détectés, huit autres sont dans la
nature. Là est sans doute l’explica­
tion du taux de mortalité très
alarmant (8 % à 10 % rapporté au
nombre de cas) observé ces der­
niers jours en Lombardie, et qui
est incohérent avec ce qui a pu
être observé dans les autres foyers
de contamination, notamment
en Asie. « Il y a tant de malades...
poursuit le maire, très éprouvé.
Ici, tout le monde connaît au
moins un mort ou un patient dans
un état grave. Actuellement, il y a
de très nombreux employés de la
mairie en soins intensifs, certains
chefs d’administration et même
des adjoints. »

A Bergame, peut­être plus en­
core qu’ailleurs en Italie, le confi­
nement est respecté. Mais face à
l’urgence, de nouvelles pratiques
sociales s’inventent, faites de tra­
vail à distance, de solidarité et de
dévouement. Le maire, toujours :
« C’est curieux, d’habitude ma vie
est faite de rendez­vous prévisi­
bles, qui se succèdent toute la jour­
née, mais là, depuis deux semai­
nes, je n’ai plus rien de prévu et je
travaille tous les jours au moins de
7 heures à 22 heures, sans voir
grand monde, au téléphone. Cinq
cents volontaires circulent en ville
et aident les personnes isolées en
leur apportant les courses, les mé­
dicaments ou un peu de compa­
gnie. Nous avons de la chance, Ber­
game était déjà une capitale du vo­
lontariat en temps de paix. » En
temps de paix? Giorgio Gori a lâ­
ché le mot sans y penser, mais,
quand on le lui fait remarquer, il
ne rectifie pas. « Oui, en temps de
paix. Moi, je ne suis pas en pre­
mière ligne, mais pour les méde­
cins, ce qui se passe, c’est vraiment
comme une guerre. »
La ligne de front la plus visible,
celle que le pays tout entier sur­
veille avec crainte, c’est l’hôpital
Papa Giovanni XXIII de la ville, à
propos duquel se répandent les
bruits les plus alarmants. Ce cen­
tre hospitalier inauguré en 2012
est un des signes les plus tangibles
de l’image d’exemplarité que Ber­
game entend renvoyer. Avec ses
900 lits, ses 36 salles d’opération
et son héliport fonctionnant
24 heures sur 24, le « Papa Gio­
vanni », comme tout le monde
l’appelle, est le fleuron du système
sanitaire de la province, ainsi
qu’un lieu d’excellence au niveau
national. Cela ne l’empêche pas de
se trouver sous une pression ex­
trême. Du reste, quelle structure
résisterait à une telle secousse?
Le professeur Giuseppe Re­
muzzi, qui jusqu’en 2018 dirigeait
le département de médecine gé­
nérale de l’hôpital et pilote désor­
mais l’Institut de recherche Mario
Negri, se démène depuis des se­
maines pour éviter la catastro­
phe. Il n’est plus en première li­
gne, mais continue à collaborer
au quotidien de cet hôpital qu’il
connaît par cœur.
Le service de néphrologie, dont
il fut longtemps la cheville
ouvrière, concentre l’ensemble
des malades « non­Covid­19 ». Le
reste de l’hôpital est dévolu à la
lutte contre cette maladie. « En
quelques jours, le Papa Giovanni a
été presque intégralement trans­
formé en hôpital Covid, explique­
t­il, comme sidéré de ce constat.
Nous étions préparés à l’hypo­
thèse d’une épidémie, mais dans
tous les modèles sur lesquels nous

avons travaillé, on n’a jamais
pensé à une chose pareille. J’imagi­
nais un SARS. Pas quelque chose
comme ça... »

Recherche de lits
La recherche de lits, en parti­
culier pour les soins intensifs, est
une préoccupation de chaque
instant. « Ici, nous avions 80 lits
de soins intensifs, plus 20 autres
affectés d’ordinaire à des services
spécifiques comme la cardiologie
ou la chirurgie, détaille­t­il. Tous
ces lits sont occupés par le Covid.
Et ce problème vaut pour l’ensem­
ble de la région. A l’échelle de la
Lombardie, il y a 1 000 lits de soins
intensifs ; 732 sont occupés par des
malades Covid. » Alors que,
d’après toutes les simulations, le
nombre de nouveaux cas conti­
nuera à croître dans l’immédiat
(le fait qu’il n’y ait « que » 552 nou­
veaux cas, dimanche, dans la pro­
vince étant unanimement consi­
déré comme une bonne nouvelle
par les observateurs de la pandé­
mie), les prochains jours s’an­
noncent cruciaux.

Et même en cas de ralentisse­
ment de la progression, le sys­
tème semble condamné à la satu­
ration. D’ores et déjà, plusieurs
professionnels ont confié que les
soignants n’avaient d’autre
choix, parfois, que de se focaliser
sur les patients les plus jeunes et
susceptibles de s’en sortir au dé­
triment des plus faibles et des
plus âgés... Dans un article publié
vendredi 13 mars par la revue
médicale britannique The
Lancet, le professeur Remuzzi a
démontré la nécessité de se doter
urgemment, dans les prochaines
semaines, d’au moins 4 000 lits
supplémentaires de thérapie in­
tensive, au niveau national. Un
effort considérable.
Pour l’heure, des malades de
Bergame commencent à être ré­
partis dans d’autres structures
hospitalières hors de Lombardie,
principalement en Ligurie et en
Piémont. Dans la nuit de vendredi
à samedi, on a même vu deux
patients, en condition critique,
transportés par un vol militaire
en direction de Palerme, en Sicile.

Une chose inimaginable en temps
normal, quand des cohortes de
malades des régions méridiona­
les viennent se faire soigner à
Milan tant les structures, chez
eux, sont insuffisantes.
L’hôpital de Bergame pourra­
t­il longtemps tenir ce rythme?
« Nous tenons grâce aux plus jeu­
nes, salue Giuseppe Remuzzi. Ils
sont enthousiastes, ils ne s’arrê­
tent jamais. Ils savent que ce qu’ils
font, c’est leur mission. » Malgré
les risques inévitables : « Il ne
faudra pas oublier que les méde­
cins ont couru des risques très im­

A Bergame, « Papa Giovanni » (ici, le 13 mars), comme tout le monde l’appelle, est le fleuron du système sanitaire
de la province. GABRIELE MICALIZZI POUR « LE MONDE »

La ligne de front
la plus visible,
celle que le pays
tout entier
surveille
avec crainte, c’est
l’hôpital Papa
Giovanni XXIII

Bergame, nouvel épicentre italien


Dans cette ville du nord du pays, les structures hospitalières et les soignants sont sous tension


portants et que beaucoup ont été
contaminés. »
Un peu à l’écart de l’hôpital Papa
Giovanni XXIII, dans une autre
structure dédiée aux cas de
Covid­19 moins lourds, Ales­
sandra, soignante expérimentée,
ayant travaillé ces dernières an­
nées dans divers établissements
de Bergame, s’efforce de décrire
ces conditions extrêmes, malgré
la fatigue. « C’est une ambiance
étrange. Nous avons embauché
beaucoup de monde, venu de
toute l’Italie, si bien que, comme
nous sommes tous masqués, on ne
sait même pas avec qui on tra­
vaille. Et les journées sont si inten­
ses qu’on n’a pas le temps de poser
la moindre question... Chaque soir,
quand je rentre chez moi, il faut
que je pleure, pour évacuer. »
Craint­elle que l’ensemble du sys­
tème soit submergé? Elle répond,
d’une voix blanche : « Pour l’ins­
tant, cela tient parce que beau­
coup de lits se libèrent. Et beau­
coup de lits se libèrent parce qu’il y
a beaucoup de morts. »
jérôme gautheret

200 km

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Milan

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BergameBergame
BOSNIE-
HERZ.

CROATIE

SLOV.

SUISSE AUTRICHE

Mer
Tyrrhénienne

Mer
Adriatique

Sardaigne

Sicile

L’Autriche confinée


Etablissements scolaires, espaces de jeu et infrastructures
sportives, cafés, restaurants et commerces non alimentaires
fermés : le gouvernement autrichien a renforcé, dimanche
15 mars, les restrictions en interdisant les rassemblements
de plus de cinq personnes, en limitant les déplacements
au strict nécessaire et en prévoyant de faire contrôler ces
interdictions par la police afin de freiner la propagation du
coronavirus. « La liberté de mouvement dans notre pays va être
massivement limitée », a déclaré le chancelier autrichien
Sebastian Kurz, en énumérant trois motifs justifiant de quitter
son domicile : nécessité professionnelle, ravitaillement
ou assistance à autrui.
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