Les Echos - 04.03.2020

(Darren Dugan) #1

Les Echos Mercredi 4 mars 2020 IDEES & DEBATS// 13


opinions


LE POINT DE VUE


d’Eric Woerth


E


n stéréo, et à quelques jours
d’intervalle, la Cour des comptes
relève que « le redressement des
finances publiques [...] est aujourd’hui
quasiment à l’arrêt », et la Commission
européenne qu’« aucun assainissement
budgétaire n’est prévu à court terme ».
Nous assistons, à bas bruit, à l’abandon
en rase campagne (électorale ?) de tout
objectif de redressement de nos finan-
ces publiques, qui poursuivent leur
dégradation relative.
Pendant ce temps-là, les crises se
multiplient. L’inquiétante épidémie de
coronavirus va n on s eulement tester l es
limites d’un système hospitalier et de
santé qui a besoin d’une profonde
réforme, mobiliser l’énergie de notre
nation mais aussi mettre à mal la crois-
sance mondiale (dont la nôtre).
Un an après le mouvement des
« gilets jaunes », tout reste à faire pour
s’attaquer aux racines des fractures
sociales et territoriales françai-
ses. Pendant ce temps-là, de profondes
transitions doivent concentrer nos
efforts d’investissement. Jamais la
nécessité d’agir pour le climat et de tra-
vailler résolument à la transition écolo-
gique ne s’est rappelée de façon aussi
criante à l’urgence de notre action.
Se négocie à Bruxelles l’avenir incer-
tain de la PAC et, au Salon de l’agricul-
ture, s’est exprimé le mal-être des
agriculteurs, qui voient leur métier
évoluer rapidement et risquent fort de
faire partie des perdants de la réforme
des retraites.
La réforme des retraites, trop com-
pliquée, non financée, a vu sa discus-
sion à l’Assemblée nationale échouer,
sur fond de conférence de finance-


sur le quinquennat avec nos voisins alle-
mands s’élèvera à plus de 400 milliards
d’euros! Résultat, depuis 2015, notre
niveau de dette rapporté au PIB a décro-
ché de plus de 10 points par rapport au
reste de la zone euro : à 98,8 %, ce
niveau « élevé » « limite [notre] marge
de manœuvre pour faire face aux
chocs négatifs », nous avertit la Commis-
sion européenne.
Nous aurions dû utiliser les mil-
liards d’euros dégagés par la baisse
des taux non pas pour financer des
dépenses courantes, mais pour inves-
tir, d’une part, et résorber notre déficit
et notre dette, d’autre part. La vigi-
lance aurait dû nous conduire à enga-
ger un programme précis de baisse
des dépenses publiques, visant à
réduire d’abord le poids de notre fonc-
tion publique et de nos transferts
sociaux, qui représentent 70 % de
notre budget global. Les marges d’effi-
cacité à dégager sont considérables.
Le gouvernement aurait été mieux
inspiré d’engager sa « responsabilité »
en présentant une réforme des retraites
financée plutôt que de manier brutale-
ment le 49.3.Des finances publiques en
bonne santé, c’est assurer aux généra-
tions futures que nous aurons les
moyens, aujourd’hui et demain, de faire
face aux crises qui se multiplient ; mais
aussi de réaliser les investissements
nécessaires, notamment, pour répon-
dre aux défis climatiques. Il est encore
temps de réagir.

Eric Woerth, ancien ministre,
est député de l’Oise et président
de la commission des Finances
à l’Assemblée nationale.

S


i la transition énergétique est le
sujet du moment en raison du
changement climatique, la
croissance rapide des besoins d’énergie
liés aux progrès technologiques préoc-
cupe peu. La révolution numérique est
facteur de progrès, mais, selon le rap-
port « Déployer la sobriété numéri-
que » du Shift Project, la part du numé-
rique dans les émissions de gaz à effet
de serre a augmenté de moitié depuis



  1. Parallèlement à l’arrêt de centra-
    les nucléaires anciennes, nos capacités
    de production propres avec 17 % du mix
    français en 2019 demeurent loin de
    l’objectif européen de 23 %. Et les 40 %
    en 2040 de l’Accord de Paris ne seront à
    ce rythme jamais tenus.
    Pour ne consommer que des éner-
    gies renouvelables à terme, l’on peut se
    demander si suffisamment d’énergie
    verte sera disponible pour nos besoins
    numériques exponentiels : construc-
    tion de terminaux et autres équipe-
    ments, exploitation de minerais, stoc-
    kage de données téléchargées ou
    encore activités data.
    Les textes sur l’énergie n’envisagent
    pas ces besoins croissants et ne propo-
    sent pas de mesures liées à cette
    consommation numérique. I ls ne tirent
    pas plus avantage d ’une mobilisation de
    moyens pour que ces progrès numéri-
    ques nourrissent les innovations en
    matière énergétique. Réfléchir à une
    approche avec des mesures saines en
    matière de consommation numérique
    permettrait de financer des recherches
    afin que les progrès technologiques


n’existe. Certains proposent un « réfé-
rentiel environnemental du numérique »
que l’Agence de l’environnement e t de la
maîtrise de l’énergie (Ademe) pourrait
gérer. Chacun serait encouragé à ache-
ter des équipements moins puissants,
les changer moins souvent et réduire
les usages énergivores superflus.
Allons plus loin avec une large con-
sultation nationale permettant de
recueillir des idées centrées sur cette
convergence. Les entrepreneurs de
l’énergie et du numérique ont un rôle à
jouer dès la conception de leurs pro-
duits et/ou services. Des concours
attractifs – comme la GreenTech verte –
avec des appels à projets e t de nouveaux
labels pourraient récompenser des
innovations pour accélérer le déploie-
ment de solutions économes ou de
moyens de production propres. Sur le
plan fiscal, des incitations seraient pro-
posées aux acteurs de cette filière.
Faire rimer numérique avec transi-
tion énergétique ferait émerger une
filière intégrée pour accroître la visibi-
lité des acteurs nationaux. Le rappro-
chement entre le numérique et transi-
tion énergétique est inéluctable. Pour
que le digital devienne un a tout de déve-
loppement sans un impact contre la
transition énergétique, une culture
commune peut émerger si les politi-
ques nouvelles envisagent conjointe-
ment ces enjeux majeurs de notre
société.

Boris Martor est avocat-associé
chez Bird & Bird.

Concilier transition


énergétique et


révolution numérique


soient encouragés et orientés vers le
secteur de l’énergie.
La consultation sur la programma-
tion pluriannuelle de l’énergie pas-
sionne, mais les avis recueillis sont cen-
trés sur l’opposition à l’éolien ou au
nucléaire. La loi sur l’énergie et le climat
fin 2019 est une occasion ratée d’évo-
quer la convergence entre la révolution
numérique et la transition énergétique.
De même les consultations et textes du
numérique ne traitent pas de l’énergie.
Les ministères concernés devraient se
mobiliser conjointement pour mobili-
ser des idées en convergence.

Si une société tout numérique n’est
pas un objectif noble sur le plan énergé-
tique, nous pouvons choisir que le
numérique soit un bienfait ou un dom-
mage pour l’environnement suivant les
orientations prises.
Pour faire de la révolution numéri-
que un accélérateur de la transition éco-
logique, des mesures simples peuvent
être prises. En premier lieu, sensibiliser
et responsabiliser chacun sur sa con-
sommation. Le bilan CO 2 de son activité
numérique serait un début car rien

En premier lieu,
il faut sensibiliser et
responsabiliser chacun
sur sa consommation,
sur le bilan CO 2 de son
activité numérique.

scaphandriers à l’entrée du métro. Quelques
écoliers priés de rester à la maison, des
musées fermés et des mesures de bon sens
diffusées pour ralentir la progression du
virus. Voilà une approche raisonnable,
mesurée, bref démocratique, dont il faut
pour une fois féliciter le pouvoir exécutif. Car,
au cœur de l’Etat de droit, réside la propor-
tionnalité : l’ancien vice-président du
Conseil d’Etat, Jean-Marc Sauvé, avait ainsi
défendu « le principe de proportionnalité,
protecteur des libertés » en rappelant un
excellent dicton juridique : la police ne doit
pas tirer sur les moineaux à coups de canon.
De même, les médecins ne doivent pas tirer
sur les virus en mettant des villes sous clo-
che. On ne sacrifie pas sans des raisons d’une
exceptionnelle gravité les libertés publiques.
Il faut aujourd’hui effectuer un arbitrage,
aussi pénible soit-il, entre le taux de létalité et
la liberté fondamentale d’aller et venir – arbi-
trage que l’on pratique pour soi-même tous
les jours, par exemple quand on décide de
prendre sa voiture en sachant qu’il y a plus de
3.000 morts par an sur les routes...

Inévitablement, on reprochera à la démo-
cratie sa pusillanimité, comme on le fait sur
le terrorisme, l’immigration ou la politique
industrielle. Il est à la mode de vouloir res-
treindre les libertés au nom de l’efficacité :
un économiste américain, Garrett Jones,
vient de publier un essai à l’ambition expli-
cite, « 10 % Less Democracy ». C’est mécon-
naître la nature profonde de la démocratie :
il ne s’agit pas d’être riche, beau et en bonne
santé, mais avant tout de rester libre.
Ne cédons pas à la panique en sacrifiant à
la légère notre héritage politique. Foucault
constatait que les léproseries continuèrent
à fonctionner bien après la disparition de la
maladie : « Dans les mêmes lieux souvent, les
jeux de l’exclusion se retrouveront, étrange-
ment semblables deux ou trois siècles plus
tard. » Rappelons-nous que l e virus passera,
mais que les structures de pouvoir mises en
place risquent f ort d e lui survivre. Et lavons-
nous les mains!

Ga spard Koenig est philisophe et
président du think tank GenerationLibre.

En Chine, le moindre
mensonge sur son état
de santé peut transformer
le potentiel malade
en incurable paria.

En France, on prévient
le virus par le savon, une
approche raisonnable,
démocratique, dont il faut
pour une fois féliciter
le pouvoir exécutif.

Ne sacrifions pas


nos libertés au nom


du coronavirus


L


a gestion d’une épidémie n’e st pas une
simple affaire médicale. Elle est le
reflet, et bien souvent le vecteur, d’un
projet politique. Michel Foucault, dans les
premières pages de son « Histoire de la
folie », avait ainsi décrit les léproseries du
Moyen Age comme des machines à ségréga-
tion sociale qui inventèrent l’exclu, « cette
figure insistante et redoutable qu’on n’écarte
pas sans avoir tracé autour d’elle un cercle
sacré ». Face au coronavirus, on voit apparaî-
tre aujourd’hui trois gouvernances
possibles : la surveillance, la frontière et le
savon. Ne nous trompons pas de modèle!
La surveillance, c’est l’obsession
constante du régime c hinois, q ui utilise mas-
sivement la technologie pour parvenir à ses
fins. Alibaba et Tencent, deux géants de
l’Internet chinois, ont ainsi développé en
bonne coopération avec le gouvernement
un « code santé ». En recoupant données de
géolocalisation, flux bancaires personnels e t
informations médicales, les algorithmes
attribuent une couleur à l’utilisateur, lui
ouvrant ou lui refusant l’accès aux bâti-
ments publics, à son lieu de travail, voire à
des villes entières. Le moindre mensonge
sur son état de santé peut entraîner le retrait
de points de crédit social, transformant le
potentiel malade en incurable paria. Quitte à
générer d’inévitables ratés et injustices,
l’intelligence artificielle offre une quaran-
taine personnalisée... peut-être efficace sur
le plan épidémiologique, mais au service
d’une dystopie où l’ensemble des déplace-
ments seront gérés par des IA distribuant
des codes QR. Qui voudrait vivre ou survivre
dans une telle société?
Quant à la frontière, elle représente l’éter-
nelle fantaisie des nationalistes, de Marine
Le Pen à Matteo Salvini. On ne sait plus trop
qui voudrait empêcher qui de rentrer sur
son territoire, puisque France et Italie se
trouvent désormais dans une situation
épidémique relativement comparable.
Comme toujours, le temps passé à ériger des
murs est autant de temps perdu à construire
des capacités de résilience : en empêchant le
travail patient de l’antifragilité, l’illusion de la
solidité crée un risque majeur. Lignes Magi-
not et barrages contre le Pacifique cèdent à la
première attaque, livrant aux ennemis, aux
éléments et aux virus une population non
préparée, bercée de la chimère de l’autarcie.
Reste donc le savon. C’est la consigne
essentielle de notre gouvernement : lavez-
vous les mains! En France, pas de check
points, pas de militaires dans les rues, pas de

LIBRE
PROPOS

Par Gaspard
Koenig

LE POINT
DE VUE


de Boris Martor


STR/AFP

L’assainissement


de nos finances


est à l’arrêt


ment qui bat de l’aile, tout cela après
deux ans de concertations qui n’auront
servi à rien.
Comment faire face à ces enjeux, et
à bien d’autres encore, alors que nous
construisons notre budget sur les
sables mouvants du déficit et de la
dette? L’assainissement de nos finan-
ces publiques est à l’arrêt. En 2020, la
loi de finances prévoit le plus faible
effort de réduction du déficit depuis
dix ans, soit –0,1 %. C’est la consé-
quence de l’« incapacité récurrente »


  • selon la Cour des comptes – que nous
    avons, en l’absence de mécanisme
    contraignant, à tenir nos trajectoires :
    celle arrêtée en 2018 a été révisée
    cinq fois pour faire passer le déficit en
    2020 de –0,9 % à –2,3 %!


Nous sommes incapables de maîtri-
ser notre dépense publique : elle a aug-
menté de 22 milliards d’e uros en 2019!
Nous dépensons, relativement à notre
PIB, 160 milliards de plus que nos
grands voisins développés (Finlande,
Allemagne, Suède, etc.) dans la santé, la
protection sociale, l’éducation ou les
aides à l’économie!
La France décroche complètement du
peloton des pays européens : notre défi-
cit en 2019 est plus du double de celui de
la zone euro (0,8 %), et l’écart accumulé

Nous dépensons,
relativement à notre
PIB, 160 milliards
de plus que nos grands
voisins développés.
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