Le Monde - 14.03.2020

(WallPaper) #1
dans un travail photographique sur les inonda-
tions, la planète sous l’eau, sentant avant tout le
monde la folie des dérèglements climatiques en
cours, il pleuvait à Johannesburg sur ses boîtes de
photos, à cause d’une fuite dans un toit. Tandis
que Gideon Mendel photographiait les victimes
du sida et se cognait de plus en plus violemment
la tête aux parois du photojournalisme classique,
au point de décider de se muer en « activiste
visuel », puis en « constructeur de cadre », pous-
sant les sujets à devenir les photographes, les
boîtes commençaient à moisir un peu.
Il n’en avait cure, hanté plutôt par ses sujets, dans
les multiples sens du terme. De ses objets photo-
graphiques, il avait fait des acteurs. Était-ce la
bonne voie? Était-ce même si original? Même pas.
En photographie, tout, techniquement parlant, est
immédiatement propriété commune. L’essentiel
est ailleurs. Le voici à Calais, arrivant dans la
« jungle », avant sa destruction. Il y fait, encore,
l’expérience des limites de la photo. Décide que,

LE HASARD NE SEMBLE PAS AVOIR SEULE-
MENT BIEN FAIT LES CHOSES. Il les a faites de
manière troublante. Un lot de vieilles photos
oubliées peut-il, précisément parce qu’elles sont
abîmées par le temps, engager une discussion
avec « la mémoire et l’histoire »? À regarder la
série d’images « transformées » de Gideon
Mendel, rassemblées dans l’ouvrage Freedom or
Death, il est tentant de le penser.
Et ce d’autant plus qu’il s’agit de la question cen-
trale animant le Sud-Africain, qui vit en Grande-
Bretagne depuis précisément trente ans. On verra
plus tard que cet anniversaire a son importance.
Mais, d’abord, revenons aux débuts. Gideon
Mendel, dans les années 1980, photographie
l’Afrique du Sud, son pays natal, dans la tourmente
de l’état d’urgence, lors de l’ultime et majeure spi-
rale de violence du régime d’apartheid. La veine
est classique : témoigner par le photojournalisme,
dévoiler ces horreurs, en espérant contribuer ainsi
à les faire cesser. Une première illusion utile.


En 1990, il quitte le pays, pour des raisons qui le
regardent, sur un ultime coup d’éclat dissimu-
lant, sans doute, une forme de lassitude. Nelson
Mandela vient alors d’être libéré, et les photos de
Gideon Mendel comptent parmi les plus célèbres
au monde de ce point de bascule où l’icône révé-
lée, le poing levé, sort de prison et prend la main
de Winnie, sa femme, dans une perfection sym-
bolique qui a longtemps servi à étayer le rêve
sud-africain de voir s’achever les années de nuit
en aube flamboyante. Comme si la violence, l’op-
pression, l’injustice n’étaient que des saisons pro-
mises à disparition. On pourrait appeler cela : la
seconde illusion utile.
C’est à ce point de l’histoire en cours, donc, que
Gideon Mendel quitte l’Afrique du Sud. En partant,
il ne sait que faire de boîtes d’archives contenant
des négatifs et des Ekta (diapositives). Tout cela
reste entreposé chez un ami, à Johannesburg.
Le temps a passé. Il a fait son œuvre. Tandis que
Gideon Mendel, à travers le monde, s’engageait

LE PORTFOLIO

Gideon Mendel et Marcelo Brodsky/Courtesy ARTCO Gallery

70

Free download pdf