Le Monde - 14.03.2020

(WallPaper) #1

non, cela n’a décidément plus de sens. Tente un
autre « gadget », ou lieu commun, ou faux-fuyant :
distribuer à ceux qu’on pourrait photographier des
appareils pour qu’ils le fassent eux-mêmes.
Surprise, les objets, une fois qu’on leur donne la
parole, se rebellent. Les migrants se moquent
éperdument de ces photographes sérieux comme
des papes qui viennent les « documenter » alors
qu’ils n’ont que deux choses en tête : passer en
Angleterre et éviter de se faire coincer par la
police. Alors quelle idée saugrenue de se faire tirer
le portrait, pour des expositions auxquelles ils
n’assisteront pas? C’est là où Gideon Mendel ne
triche pas : il arrête ce « projet foireux », et s’arrête
tout court, pour réfléchir. Il va plutôt collecter les
objets abandonnés autour de la « jungle » (dzhan-
gal, en pachtou, qui signifie « c’est la forêt »).
Nouveau gadget? Il faut regarder la série qui en est
le produit, et être saisi par l’évidence de la réponse.
Tandis que le photographe ramassait ces signes
qui en disent peu, ces morceaux de sens


éparpillés à Calais, les négatifs et les Ekta conti-
nuaient à se détériorer dans leurs boîtes. L’eau de
pluie, les moisissures. Un processus chimique
s’élaborait, insoupçonné. Des formes, des cou-
leurs apparaissaient lentement. Un hasard
comme celui-ci ne pouvait survenir seul. En par-
tie parce qu’il s’était bloqué le dos, et peut-être
aussi parce que l’âge agit ainsi, Gideon Mendel
avait entamé, à cette époque, comme par inad-
vertance, une visite de ses propres archives. Il
trouvait des photos de l’époque sud-africaine, ère
d’avant le numérique, avec les légendes d’agences
(AFP, Magnum, etc.) collées derrière. Une partie
du sens de ces années se nichait donc dans ces
versos. Avec le temps, aussi, des éléments sem-
blaient être devenus plus visibles, plus notables.
Bientôt, il entamerait, avec l’artiste argentin
Marcelo Brodsky, un travail pour dégager ces
sens à coups de couleurs, comme si l’hyperbole
visuelle avait valeur de nouvelle lecture. Puis il
s’est souvenu de cette série de photos laissées

pour compte. Elles étaient considérées comme
relevant du « second choix », les clichés les meil-
leurs ayant déjà été sélectionnés, préservés. Puis
l’horloge, le temps, l’anniversaire de 1990. Le
photographe est revenu sur ses traces, invité à la
célébration du moment historique de la libéra-
tion de Mandela, mais invité aussi à s’interroger
sur le sens de ce temps écoulé. Dans l’intervalle,
les boîtes avaient été extirpées. Le hasard avait
bien fait les choses. Il ne restait qu’à contempler
son œuvre et à méditer sur cette « mémoire qui
s’efface », comme il le dit simplement, et, pour-
tant, demeure.

FREEDOM OR DEATH, DE GIDEON MENDEL, GOST, 2019,
176 PAGES, 40 €.
EXPOSITION « GIDEON MENDEL. FREEDOM OR DEATH »,
JUSQU’AU 28 MARS, ARTCO, LE CAP.

Page de gauche et ci-dessous, extrait de The Stone, the Gun and the Plate (1985) et de The Wooden Gun, Rugby Posts
and the Flag (19 décembre 1989), deux séries réalisées en collaboration avec l’artiste argentin Marcelo Brodsky.

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