Le Monde - 14.03.2020

(WallPaper) #1
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SAMEDI 14 MARS 2020 coronavirus| 13

En Iran, « ils ont caché la vérité »


La société civile exprime sa défiance envers les autorités, alors que bilan officiel est de 429 morts


N


argues ne tient plus
le compte des collè­
gues, médecins ou
infirmiers, qu’elle a
vus mourir du Covid­19. « Le der­
nier date de lundi. Il s’appelait Va­
hid Monsef », glisse la médecin,
jointe par Le Monde à Rasht, une
ville du nord du pays qui est un
des foyers du virus. Ses collègues
continuent à travailler sans les
équipements nécessaires, dans
la mesure où « il n’y a pas de
gants, ni de masques ou de com­
binaisons censés nous protéger
contre le virus ».
Un premier décès très proba­
blement lié au Covid­19 dans la
ville a eu lieu le 19 février.
« C’était un médecin généraliste
qui a été en contact régulier avec
les malades, explique Nargues. A
l’époque, personne n’avait de kit
de test du coronavirus, mais les
symptômes étaient là. » Comme
ce médecin n’avait pas voyagé en
Chine, et compte tenu des deux
semaines d’incubation, Nargues
pense que la maladie est arrivée
en Iran « début février, voire fin
janvier ».
Depuis, l’inquiétude a dépassé
les cercles médicaux pour se pro­
pager à l’ensemble de la société,
plus défiante que jamais vis­à­vis
du gouvernement. L’incertitude
et l’isolement dominent, à la
veille du Nouvel An iranien qui
tombe, cette année, le 20 mars. Le
régime est aujourd’hui accusé
d’avoir masqué l’apparition des
premiers cas dans le pays pour ne
pas mettre en péril la participa­
tion aux élections législatives du
21 février.
Car c’est seulement le lende­
main de la mort du collègue de
Nargues que les autorités ont fini,
la veille du scrutin, par prononcer
le terme de « coronavirus ». Et ce,
grâce à l’acharnement d’un autre
médecin. Son frère avait suc­
combé au Covid­19 dans la ville
religieuse de Qom, présentée par
la suite comme l’épicentre de
l’épidémie dans le pays. Il lui a
fallu se battre pour obtenir un
diagnostic officiel.

Le statut de « martyr »
« Cette année, je n’ai même pas en­
core fait pousser le sabzeh », les
germes de blé ou de lentilles que
les Iraniens mettent sur une ta­
ble, avec d’autres objets, pour ac­
cueillir le printemps. « Je n’ai pas
la tête à ça, comme tout le
monde », explique Nargues.
D’habitude, en mars, les rues
du centre­ville de Rasht offrent
aux yeux un spectacle joyeux de
couleurs et d’odeurs. Le bazar de
la ville est rempli de marchands
ambulants, proposant fruits et
légumes et d’autres produits
pour les célébrations de la
nouvelle année. Or, ces jours­ci,
les rues de Rasht sont désertes.
Depuis le 22 février, dans la capi­
tale du Gilan, comme ailleurs
dans le pays, les écoles sont fer­
mées. Depuis, les enfants de Nar­
gues ne sont sortis de chez eux
que deux fois.
Les autorités sont désormais
soupçonnées de minimiser l’am­
pleur de l’épidémie. Grâce à ses
échanges avec d’autres médecins,
Nargues sait ainsi qu’à partir du
19 février, et jusque très récem­
ment, « mouraient quotidienne­
ment au moins une vingtaine de
personnes du coronavirus, dans le
seul hôpital principal de la ville ».
Elle tourne donc en dérision les
chiffres présentés par les autori­
tés. « A les croire, il n’y a eu qu’une

trentaine de décès dans le Gilan »,
dit­elle. « Aujourd’hui, ils sont à
entre huit et dix morts par jour. »
Le représentant du ministère de
la santé dans la province du Gi­
lan, Mohammad Hossein Ghor­
bani, a d’ailleurs, le 9 mars, parlé
d’au moins 200 morts dans cette
région, avant que l’article conte­
nant ses déclarations soit retiré
des sites d’information.
Pour diminuer « systématique­
ment » le nombre des morts,
explique Ehsan, un autre méde­
cin qui travaille dans deux hôpi­
taux à Téhéran, les officiels ira­
niens « refusaient, au début de
l’apparition du virus, de commu­
niquer le résultat du test. Ensuite,
ils ont commencé à nous obliger à
mettre “problèmes respiratoires”
et “arrêt cardiaque” comme rai­
sons du décès, alors que les symp­
tômes étaient clairement liés au
coronavirus. Tout le monde, au
sein du système, s’emploie à ré­
duire les dimensions de ce tsu­
nami », dit ce jeune de 29 ans,
joint par WhatsApp.
Pour lui, cette crise relève à quel
point « le système de santé,
comme tous les autres secteurs,
est corrompu ». « Les gens proches
du système sont privilégiés sur
toute l’échelle, dès l’université,
jusqu’à l’attribution des postes,
sans avoir le moindre mérite
scientifique ou professionnel.
Aujourd’hui, toute la charge est
sur le corps médical, qui va bien­
tôt s’user », explique Ehsan.
Alors que le 10 mars, le Guide
suprême Ali Khamenei a décrété
que le statut de « martyr » serait
désormais accordé aux membres
du personnel médical qui meu­
rent du Covid­19, Ehsan n’y voit
que de la « sacralisation ». Le but,
d’après Ehsan, est de « masquer
leurs manquements dans la ges­
tion de la crise et l’absence des
équipements ». « Ils veulent seule­
ment encourager le corps médical
à travailler même si sa sécurité
personnelle est menacée », sou­
tient le jeune médecin.

Si les écoles et les universités
vont rester fermées au moins
jusqu’à début avril, et que les
autorités iraniennes invitent la
population à rester dans la me­
sure du possible à domicile, les
administrations publiques, elles,
sont ouvertes, à des horaires res­
treints, ce qui favorise la propa­
gation du virus. Pour faire face à
l’épidémie – qui a fait à ce jour
429 mor ts et contaminé
10 075 personnes, selon un bilan
officiel –, l’Iran a d’ailleurs de­
mandé, jeudi 12 mars, une aide
de 5 milliards de dollars au Fonds
monétaire international (FMI).
Beaucoup de travailleurs indé­
pendants, dont les chauffeurs de
taxi et les vendeurs, continuent à
se rendre au travail malgré les
risques. « Je suis une travailleuse
journalière. J’ai arrêté le travail
pendant une semaine, mais je n’ai
pas le luxe de m’absenter, expli­
que Mina, secrétaire de 39 ans
dans un cabinet dentaire à Téhé­
ran, qui vit chez ses parents avec
sa fille. Nos horaires ont été revus
à la baisse, je serai donc moins
payée. De plus, mon employeur
n’a pas encore parlé de notre
prime de fin d’année. Je n’ose pas
évoquer le sujet, vu la situation.
A la fin du mois, je ne toucherai
même pas la moitié de mon sa­
laire habituel. »

« La vie n’a pas d’importance »
Vendeur dans sa propre boutique
de montres, dans un centre com­
mercial du centre de Téhéran, le
frère de Mina n’a pas, lui non plus,
la possibilité d’arrêter de tra­
vailler. « Comme pour tous les ven­
deurs, mon frère attendait beau­
coup de ses ventes de la fin février,
jusqu’au Nouvel An iranien. Mais
cette année, il dit qu’il n’y a pas
âme qui vive dans le centre com­
mercial. Personne ne vient dans sa
boutique, même pour faire chan­
ger la batterie de sa montre. Le
centre commercial est désert », se
désole Mina.
Comme beaucoup en Iran, cette
femme pointe du doigt l’absence
de gestion de la part des autorités,
qui « ne communiquent pas les
vraies informations » malgré un
net sursaut et une série de mesu­
res qui ne suffisent pas à surmon­
ter la défiance.
« Comme lors du crash de l’avion,
ils ont caché la vérité », pense
Mina, en référence à la catastro­
phe de début janvier, quand un
avion de ligne a été abattu près de
Téhéran par des missiles de la dé­
fense antiaérienne, tuant les
176 passagers, dont une majorité
d’Iraniens. Pendant trois jours,
les officiels ont démenti toute im­

plication de Téhéran dans le
drame, avant de reconnaître leur
propre responsabilité, parlant
d’« erreur humaine ».
Pour Ehsan, la crise du coronavi­
rus, et avant elle le crash de
l’avion, sont les « preuves » que
« la vie humaine n’a pas d’impor­

tance pour le système politique en
Iran ». « J’ai donc décidé d’accélérer
mon projet de partir m’exiler à
l’étranger. Avant, je me deman­
dais : “Qui va construire l’Iran si les
gens comme moi partent ?”
Aujourd’hui, je n’y pense plus. »
ghazal golshiri

Lors des funérailles d’un responsable des gardiens de la révolution mort du Covid­19, près de Téhéran, le 10 mars. MAHMOOD HOSSEINI/AP

« Le système de
santé, comme
tous les autres
secteurs, est
corrompu »
EHSAN
médecin de Téhéran

TURKMÉNISTAN

AFGH.

ARABIE
SAOUDITE

IRAK

AZERB.

IRAN

QATAR

Mer
Caspienne

Golfe
Arabo-
Persique

500 km

Téhéran
Qom

Rasht

A U S T R A L I E
Le ministre de
l’intérieur hospitalisé
Peter Dutton, le ministre
australien de l’intérieur,
qui s’occupe notamment
de la politique de Canberra
en matière d’immigration,
a annoncé, vendredi 13 mars,
avoir été hospitalisé après
avoir été testé positif au
coronavirus. « La politique
des autorités sanitaires du
Queensland est que quicon­
que est testé positif doit être
hospitalisé, et j’ai respecté
cette consigne », a­t­il
affirmé. – (AFP.)

N É PA L
L’Everest fermé
Le Népal a suspendu,
vendredi 13 mars, la déli­
vrance des permis d’ascen­
sion de l’Everest en raison
de la pandémie de Covid­19,
fermant ainsi l’accès du
Toit du monde à quelques
semaines du début de la
haute saison. Cette décision
porte un coup dur à l’écono­
mie du Népal, pour laquelle
le tourisme de montagne
est une source cruciale de
devises. Le pays himalayen
ne compte qu’un cas
confirmé de coronavirus
à ce jour. – (AFP.)

F R A N C E
La marche pour le climat
annulée à Paris
Les organisateurs de la mar­
che pour le climat à Paris ont
annoncé son annulation jeudi
12 mars au soir. « Les condi­
tions ne sont pas réunies pour
garantir la sécurité des partici­
pantes et des participants et
susciter une mobilisation mas­
sive », affirment­ils, tout en
prévoyant un « dispositif alter­
natif de mobilisation ».

L’accroissement des inégalités,ça vous choque?


un film deJustinPembertonetThomas Piketty

D’après le best-seller deThomas Piketty
Éditions du Seuil

General Film Corporation&Upside présentent

LE 18 MARSAU CINÉMA


« UN DOCUMENTAIRE POP, ENGAGÉ


ET PARFAIT DEPÉDAGOGIE »
Première
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