pendant près de huit ans, le duo américain de
branchés incarnait « l’air du temps ». Mais lui aussi
a fait long feu. Depuis qu’ils ont quitté Kenzo en
juillet 2019, leur marque de prêt-à-porter Opening
Ceremony a été rachetée en janvier par le groupe
New Guards qui possède aussi Off-White, le label
de Virgil Abloh. Le conglomérat a annoncé qu’il
fermerait au cours de l’année les multimarques
Opening Ceremony, dont le célèbre magasin new-
yorkais ouvert en 2002.
Les commentateurs les plus virulents disent que
le binôme, à force de mettre le tigre embléma-
tique de Kenzo des chaussettes aux casquettes,
avait fini par « abîmer la marque ». Sans aller
jusque-là, Mathias Ohrel et Céline Toledano, chez
m-O Conseil, agence de chasseurs de têtes,
remarquent que la griffe « n’exprimait plus grand-
chose... Avec Felipe Oliveira Baptista, la marque
renoue avec plus de pérennité et de sérénité. Il y a
de la joie et de l’affect dans ce que fait Felipe, et
c’est ce qu’on perçoit d’emblée. Un peu comme
chez Rykiel du temps de Sonia. » Il se dit aussi
qu’avec la nomination du designer portugais
ceux qui voulaient quitter l’entreprise sont fina-
lement restés.
Fini les directeurs artistiques qui n’habitent pas
sur le même continent et sont « de passage » au
bureau. FOB vient tous les jours... « La difficulté
n’est pas tant de remettre les gens au travail. Ils
veulent travailler! Ce qui est moins évident, c’est
le changement de culture, la nécessité de penser
différemment et de s’adapter à la façon de faire
d’un nouveau designer, précisent Ohrel et
Toledano. Un repositionnement, car c’en est un,
requiert beaucoup d’efforts de la part de l’entre-
prise et des équipes. La boîte doit
Takada. Il rappelle souvent au gré des inter-
views que tous deux sont nés sur un archipel : lui
aux Açores et Kenzo au Japon. « Au milieu des
années 1960, Kenzo a mis six mois pour arriver en
France, à Marseille, par bateau. Et la première
chose qu’il a faite fut d’aller en boîte de nuit! rit-il
encore. Quand il a montré ses premières créations,
il s’est trompé de saison. Il ne maîtrisait pas le fran-
çais, il a donc présenté la mauvaise ; l’été au lieu de
l’hiver ou inversement, je ne sais plus. En dehors de
l’anecdote, cela raconte ce qu’était la mode au
début des années 1970. Faite de beaucoup d’instinct
et de liberté. Il est important pour moi aujourd’hui
de ne pas l’oublier et de laisser infuser toute cette
magie propre à la marque. »
DANS
les bureaux de
Kenzo, rue Vivienne,
à Paris, où travaillent
300 personnes tous
services confondus, dont 40 stylistes, Felipe
Oliveira Baptista énumère les piliers sur lesquels
il veut s’appuyer pour construire le renouveau de
Kenzo. L’optimisme est le premier, une certaine
joie dans la façon de travailler, et une ouverture
d’esprit pour penser et agir différemment, avec
professionnalisme et humour. La liberté arrive
rapidement aussi dans la conversation, dont celle
évidente de mouvement. « Cela passe par l’espace
entre le tissu et le corps, Kenzo a travaillé l’idée de
sportswear avant l’heure. Ça, c’est fondamental
et... intemporel », précise-t-il. Et, pour lui, cela ne
passe pas par le jogging et le hoodie! Il y a aussi
la volonté de faire tomber les barrières entre les
générations en ne ciblant surtout pas de tranches
d’âge. « La jeunesse, l’énergie sont des questions
d’attitude. » Il suffit de voir le jeune homme de
81 ans qu’est Kenzo Takada pour s’en convaincre.
Il y a, enfin, l’esprit nomade que la marque incar-
nait à ses débuts. « L’ouverture sur le monde est
nécessaire dans nos sociétés qui se referment, dit
Felipe Oliveira Baptista qui a étudié à Londres, puis
travaillé en Italie pour Max Mara ou Cerruti avant
de rejoindre Paris, où il a assisté Christophe
Lemaire (bien avant de lui succéder chez Lacoste).
Nous avons d’ailleurs réactualisé le logo avec les
graphistes M/M et enlevé le “Paris” sous la griffe
Kenzo, car Kenzo est de partout. Il y a beaucoup
d’enfermement et de clichés autour de Paris. Kenzo
doit véhiculer l’idée de tolérance : on s’ouvre et on
accepte. On jette des ponts entre les cultures. »
Concrètement, le changement se verra en bou-
tique à partir de fin mai, début juin, avec l’arri-
vée de la précollection sur les portants. Pas de
révolution du sol au plafond ou d’investisse-
ments massifs dans l’aménagement des maga-
sins. Pas question de remplacer le béton par du
marbre, mais plutôt de repenser la nature
même de la proposition et de revenir aux fon-
damentaux : Kenzo est une marque de prêt-à-
porter. Elle fournit un vestiaire avec de vrais
vêtements. Une évidence? Pas tant que ça... Il
ne suffit en effet pas de prendre un tissu mar-
rant avec des tomates pour faire une robe. Un
vêtement, c’est un peu plus que ça.
Tous les observateurs s’accordent à dire qu’il y a
neuf ans, quand Humberto Leon et Carol Lim sont
arrivés à la direction artistique de Kenzo, ils ont
donné un bon coup de fouet. Il fallait de la jeu-
nesse, du dynamisme, tout bêtement de la nou-
veauté. Après Antonio Marras, dont la mode
lyrique, voire baroque, avait teinté la marque
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LE GOÛT
Chloé Le Drezen pour M Le magazine du Monde. Kenzo (x3). PixelFormula