“Mes huit ans chez Lacoste m’ont appris deux choses :
la nostalgie seule est contraire au progrès. Et une vision
créative doit se vendre, de la façon la plus juste
et la plus sincère possible.”
Felipe Oliveira Baptista
structurellement s’adapter à un produit nou-
veau et en parallèle tout mettre en œuvre pour
accompagner le créateur dans sa vision. » Dans
cette marque qui est l’une des seules dans le
groupe LVMH à vendre plus de vêtements que
d’accessoires, le challenge est considérable. Mais
c’est le pari du nouveau Kenzo : penser, construire
des formes, un design, un vêtement sans négliger
de retravailler en profondeur le logo, les motifs.
Cela s’est senti sur le podium le 26 février où
femmes et hommes défilaient ensemble. Le tigre,
par exemple, a subi une mutation remarquable.
Inspiré par les peintures colorées du Lisboète
Júlio Pomar ou dessiné d’un seul trait graphique,
FOB l’a comme fondu dans le paysage textile.
Moins caricatural, moins premier degré (moins
moche ?), le félin semble avoir quitté l’adoles-
cence. Tous les imprimés fleuris, léopard ou
« chevaux » proviennent quant à eux des archives
Kenzo. Archives que la marque commence à
regrouper et à organiser dans un département
dédié. Ainsi, 220 pièces (dont 95 % datent des
années 1970, les 5 % restants des années 1980)
détenues jusque-là par le collectionneur Olivier
Chatenet ont été récemment rachetées par la
griffe. « On ne connaît pas Felipe pour ses impri-
més. Mais, des imprimés, il y en a suffisamment
chez Kenzo pour qu’il s’amuse, poursuit Sylvie
Grumbach. Ce qu’il apporte, lui, c’est autre chose :
une mode pas prétentieuse et moderne. Il propose
aux femmes d’avoir du style sans en avoir l’air.
Quand on porte ses créations, on a quand même
une attitude qui change un peu. Car le vêtement
vous sied, il est bien taillé, les proportions sont
bonnes. C’est un vrai vêtement bien construit. On
a un peu perdu l’habitude, en fait... »
Il le dit tout le temps. Que le vêtement a l’obliga-
tion d’embellir, bien sûr, et « d’améliorer la vie ».
C’est pour cela qu’il pense, comme un designer,
au style autant qu’à la fonction. « Il protège, du
soleil, de la pluie, du froid, du chaud... On bouge
bien dedans. Il nous donne de l’assurance et nous
rend élégant. Il nous accompagne dans la vie, dans
une sorte d’harmonie entre notre corps et notre
environnement. » Naturel ou social. Cela donne
de drôles de manteaux à capuche XL qu’on croi-
rait religieux mais qui sont inspirés par un habit
traditionnel de pluie des Açores, des pièces réver-
sibles, des doublures amovibles ou encore un
manteau qui se transforme en sac de couchage,
une banane autour de la taille qui structure les
longues robes en maille. « Mes huit ans chez
Lacoste m’ont appris deux choses : la nostalgie
seule est contraire au progrès. Et une vision créa-
tive doit se vendre, de la façon la plus juste et la
plus sincère possible. C’est à ce moment-là que la
marque devient unique et acquiert suffisamment
d’autonomie pour que l’histoire puisse durer. »
Les journalistes anglo-saxons, qui connaissaient
peu finalement Felipe avant sa nomination chez
Kenzo, ont couvert l’événement comme il se doit,
déplorant parfois une première collection moins
joyeuse qu’attendue. Il est vrai qu’au moment de
sa nomination Felipe avait déclaré : « Kenzo, c’est
la liberté contagieuse et le mouvement. Tout ce
que M. Takada faisait était empreint de joie, d’élé-
gance et d’un sens de l’humour frais et imperti-
nent. » Le mouvement, la liberté, la beauté, la
photogénie et le pragmatisme de pièces faites
pour la vraie vie, le style, oui, tout y était. Mais
l’humour? La joie? Étrangement, c’est en cela
que FOB fait du Kenzo 2020. En sortant du défilé,
la pluie s’était mise à tomber. Et il a fallu remettre
son masque en empruntant le métro, selon les
consignes de précaution sanitaire alors en
vigueur. Non pas que l’heure ne soit plus à
la rigolade. Mais les années 1970 semblent tout
de même bien loin. La légèreté a revu sa palette
et ses formes d’expression.
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LE GOÛT
Chloé Le Drezen pour M Le magazine du Monde