Le Monde - 14.03.2020

(WallPaper) #1
LAWRENCE ABU HAMDAN SAIT FAIRE
PARLER DE LUI. En décembre 2019, le Britannique
de 34 ans, ainsi que les trois autres nominés du
Turner Prize, ont dérouté le monde de l’art en
demandant à être récompensés tous ensemble,
en tant que collectif. Séduit par la spontanéité et
presque l’ingénuité de leur requête, le jury a
consenti à distinguer les quatre candidats. Le
13 février, pourtant, Lawrence Abu Hamdan,
connu pour ses installations sonores traversées
d’enjeux politiques, a accepté sans broncher des
mains de la reine de Norvège le prix Edvard
Munch, doté de 50 000  euros. Voilà quatre ans, il
n’avait pas non plus partagé le prix Nam June
Paik, pour lequel trois autres plasticiens étaient
aussi en lice, ni par la suite le prix de la Bâloise ou
encore le prix Abraaj.
Le beau geste du Turner Prize ne serait-il qu’un
coup médiatique? Lawrence Abu Hamdan, qui
expose en duo avec l’artiste Saâdane Afif jusqu’au
9 mai à la galerie Mor Charpentier, à Paris, s’en

défend. Il admet ne s’être guère posé de question
lorsqu’il a reçu, à 31 ans, sa toute première récom-
pense. Sa nomination au Turner Prize, dont il sui-
vait enfant la retransmission télévisée, l’a tout
autant réjoui. Mais, lorsque les quatre lauréats se
sont rencontrés à la station balnéaire de Margate,
dans le Kent, où leurs œuvres étaient présentées,
leur envie de s’unir s’est « naturellement » imposée.
« Relisez bien notre discours, ce n’est pas une pos-
ture antiprix, insiste-t-il. Si la nature de nos œuvres
avait été très différente, nous aurions agi autre-
ment. Mais, dans ce cas précis, nous n’avions pas
envie que les gens pensent que les conditions de
détention en Syrie étaient un sujet plus important
que la question du droit des femmes. »
Bardé de distinctions, diplômé en architecture du
prestigieux Goldsmiths College, collectionné par
le MoMA, à New York, le Centre Pompidou, à
Paris, et la Tate, à Londres, Lawrence Abu Hamdan
a connu une ascension météorique. Son itinéraire
n’est pourtant pas celui d’un enfant gâté. Druze de
Jordanie, où il est né en 1985, considéré comme un
Arabe à Leeds, dans le Yorkshire où il a grandi avec
la musique do-it-yourself, le jeune homme a

connu les affres des minorités. Blond comme Riad
Sattouf dans L’Arabe du futur, il a appris tôt à gérer
clichés et préjugés, jonglant avec deux désirs
contraires, l’assimilation et la dissimulation.
« À Londres, on me prenait pour un juif et j’enten-
dais des commentaires antisémites, raconte-t-il.
À  Beyrouth [où il a vécu avant de migrer, en
octobre, à Dubaï], comme j’ai le teint clair, on m’a
d’abord pris pour un Européen en s’étonnant que je
parle arabe. Après 2011, quand beaucoup de gens
ont fui la Syrie pour le Liban, on a commencé à me
prendre pour un Syrien. »
L’artiste a d’ailleurs hérité de son père une apti-
tude à changer d’accent selon ses interlocuteurs.
« On prétend que la voix est un vecteur de vérité,
mais ce n’est pas le cas », dit-il dans un sourire.
Pour preuve The Freedom of Speech Itself, une
vidéo de 2012 où, à partir d’entretiens avec des
experts en phonétique, il démontre l’inanité de
l’analyse vocale pratiquée par la Grande-Bretagne
pour déterminer l’origine des demandeurs d’asile
à partir de leur accent. Le documentaire sera jugé
suffisamment probant pour que l’artiste soit
appelé comme témoin lors d’un procès. Plus
récemment, dans la série de photos Disputed
Utterance, il reproduit, selon les codes visuels de
la palatographie (techniques permettant de
déterminer les zones de contact entre la langue
et le palais lors de la prononciation d’un mot),
l’intérieur de bouches anonymes pour traduire les
méprises policières et judiciaires résultant d’une
mauvaise compréhension d’un accent. Exemple?
Un secouriste britannique croit entendre « mur-
der » (« meurtre ») au téléphone, quand la femme
d’origine française qui l’a appelé avant de suc-
comber à un arrêt cardiaque a juste prononcé
« merde ».
Quand nombre d’artistes traquent la vérité der-
rière les images, Lawrence Abu Hamdan a choisi
de questionner le son. En 2014, à l’instigation de
l’association Defense for Children International,
il analyse ainsi les tirs de soldats israéliens contre
deux adolescents palestiniens, discréditant la
version officielle prétendant que les balles étaient
en caoutchouc.
Deux ans plus tard, à la demande d’Amnesty
International, il conduit à Istanbul une investiga-
tion acoustique auprès de six survivants de la pri-
son syrienne de Saidnaya, à 30 kilomètres de
Damas, où plus de 13 000  personnes furent exé-
cutées à partir des soulèvements de 2011.
Maintenus dans une obscurité totale durant leur
détention, les rescapés n’ont jamais vu l’architec-
ture de leur geôle. Mais leurs oreilles conservent
le souvenir des cris de leurs camarades d’infor-
tune, des lourdes portes qui se ferment, du
moteur des camions. Bien qu’il œuvre régulière-
ment pour des ONG, Lawrence Abu Hamdan pré-
fère à l’étiquette d’« activiste » celle de « passeur et
médiateur », voire de détective et de légiste, regret-
tant que « le monde de l’art pense parfois ne pas
être soumis aux règles qui régissent le monde ».

« SOUND ECLIPSE », LAWRENCE ABU HAMDAN
ET SAÂDANE AFIF, À LA GALERIE MOR CHARPENTIER,
61, RUE DE BRETAGNE, PARIS 3e. JUSQU’AU 9 MAI.
MOR-CHARPENTIER.COM

Lawrence


Abu Hamdan,


sûre ÉCOUTE.


COLAURÉAT DU PRESTIGIEUX
TURNER PRIZE, LE PLASTICIEN
BRITANNIQUE D’ORIGINE
JORDANIENNE EST L’UNE DES
ÉTOILES MONTANTES DE L’ART
GRÂCE À DES INSTALLATIONS
SONORES À FORTE RÉSONANCE
POLITIQUE. DES ŒUVRES
PRÉSENTÉES À LA GALERIE
MOR CHARPENTIER,
À PARIS, JUSQU’AU 9 MAI.
Texte Roxana AZIMI

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LE GOÛT

Myriam Boulos

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