Le Monde - 14.03.2020

(WallPaper) #1

26 |culture SAMEDI 14 MARS 2020


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Didier Bezace, mousquetaire du théâtre populaire


Fondateur du Théâtre de l’Aquarium et directeur de La Commune, à Aubervilliers, il est mort à l’âge de 74 ans


DISPARITION


L


e théâtre, disait­il, est
« un bâton dont on a be­
soin pour tenir debout ».
Didier Bezace l’a tenu
jusqu’à sa mort, mercredi 11 mars,
à l’âge de 74 ans. Metteur en scène
et directeur de théâtre, acteur au
cinéma et à la télévision, il a suc­
combé au cancer qui l’assaillait
depuis plusieurs années, après
avoir porté haut, sa vie durant, le
combat pour un art populaire.
Né le 10 février 1946 à Paris de
parents agents de change, Didier
Bezace avait été envoyé, tout pe­
tit, à la campagne, en Bourgogne,
pour éviter les privations de
l’après­guerre. Ensuite, il y aura
les pensionnats en région pari­
sienne, la solitude et les douleurs
de l’adolescence, qui sont à l’ori­
gine de son amour pour la littéra­
ture. Il disait souvent que cette
frénésie de lecture l’avait sauvé,
de même que le théâtre, qu’il
commence au lycée, en mettant
en scène Chiens perdus sans col­
lier, de Gilbert Cesbron.
Il a 22 ans quand Mai 68 arrive,
auquel il participe activement,
faisant même partie des jeunes
révolutionnaires qui occupent le
Théâtre de l’Odéon. Mais surtout,
c’est dans ce creuset qu’il rencon­
tre Jacques Nichet et Jean­Louis
Benoît, avec qui il va créer,
en 1970, le Théâtre de l’Aquarium.

Spectacles ancrés dans le vécu
Juste à côté du Théâtre du Soleil
d’Ariane Mnouchkine, à la Cartou­
cherie de Vincennes, les trois
hommes récupèrent un vieux bâ­
timent de l’armée qu’ils retapent
pour en faire un lieu emblémati­
que de ces années­là. L’efferves­
cence est permanente à l’Aqua­
rium, où la direction est collective,
de même que les créations, et où
les meetings politiques s’invitent
au même titre que les spectacles.
Comme d’autres, les trois
mousquetaires de l’Aquarium
cherchent des formes nouvelles,
plus en prise avec la réalité sociale
et politique de leur temps. Ils
créent des spectacles fondés sur

un travail d’enquête, ancrés dans
le vécu : Marchands de ville,
en 1972, sur la spéculation immo­
bilière, et La jeune lune tient la
vieille lune toute une nuit dans ses
bras, sur la condition ouvrière,
en 1976.
Parallèlement, Didier Bezace se
lance dans l’adaptation scénique
de nouvelles et de romans, prati­
que devenue banale aujourd’hui,
mais novatrice à l’époque. Il offrira
ainsi de fortes visions théâtrales
de Mademoiselle Else, d’Arthur
Schnitzler, du Piège, d’Emmanuel
Bove, ou de La Femme changée en
renard, de David Garnett, un de
ses plus beaux spectacles, pour le­
quel il reçoit un Molière, en 1994.
Didier Bezace restera à l’Aqua­
rium jusqu’en 1997, vivant littéra­
lement dans « son » théâtre à cer­
taines époques. C’est là que Jack

Ralite, alors maire d’Aubervilliers,
l’appelle pour lui proposer la di­
rection du Théâtre de la Com­
mune, centre dramatique natio­
nal emblématique de la décentra­
lisation théâtrale à la française. Il
y démarre une aventure qui du­
rera seize ans, jusqu’à fin 2013, et
qui sera une vraie réussite, dans
sa manière d’adapter pour le
temps présent les idéaux du théâ­
tre populaire de l’après­guerre.
Didier Bezace fait de La Com­
mune un lieu à son image, cha­
leureux et ouvert, fréquenté aussi
bien par les Albertivillariens que
par les Parisiens, où se mélange
un public divers.
Il glisse alors vers un théâtre plus
classique, marqué par son compa­
gnonnage avec Pierre Arditi, l’ac­
teur avec lequel il met en scène
L’Ecole des femmes, de Molière,

en 2001, dans la Cour d’honneur
du Palais des papes à Avignon, et
Les Fausses Confidences, de
Marivaux, en 2010. Sans délaisser
des choix plus insolites, comme
dans sa mise en scène de La
Version de Browning, de Terence
Rattigan, en 2005, qui lui vaut un
autre Molière, ou son adaptation
de La Dernière Neige, d’Hubert
Mingarelli, en 2013, adieu délicat
au Théâtre de la Commune.
Sa réflexion sur le théâtre popu­
laire mérite d’être réinvestie
aujourd’hui, où cette notion est
largement pervertie – « populaire
ne veut pas dire people », souli­
gnait­il. « S’il fallait tenter de redé­
finir ce que pourrait être un théâ­
tre populaire – et si l’on écarte les
définitions sociologiques, qui sont
floues et jamais très justes –, il me
semble qu’aujourd’hui ce serait un

théâtre qui joue véritablement un
rôle dans la vie des gens, analy­
sait­il en 2005. Un théâtre qui n’est
pas respiré comme un parfum na­
turel de culture auquel on a droit
par héritage. Si nos banlieues sont
bien des zones socialement diffici­
les, où la vie est dure, c’est bien là
d’abord qu’il faut maintenir les
outils de liberté et de résistance qui
sont ceux du théâtre. Serait popu­
laire un théâtre qui a cette néces­
sité, éprouvée moralement et phy­
siquement par le public, parce qu’il
lui offre le pouvoir de se réfléchir et
de réfléchir le monde, et donc une
possibilité de se réconcilier un peu
avec le réel. »
Si le théâtre était son élément na­
turel, Didier Bezace se sera néan­
moins glissé dans une quaran­
taine de films, où il aura fini par
imposer sa calme et tempérante
présence dans des seconds rôles
toujours remarqués. C’est pour­
tant en haut de l’affiche qu’il aura
commencé sa carrière au cinéma.
On se rappelle de La Petite
Voleuse (1988), de Claude Miller,
où il incarne un homme mûr qui
devient l’amant et le protecteur
du personnage interprété par
Charlotte Gainsbourg. Mais plus
encore de L.627 (1992), de
Bertrand Tavernier, polar réaliste
qui refuse les conventions du
genre et qui est sans doute le
meilleur film de son auteur, dans
lequel Bezace interprète avec une
ferme conviction Lulu, un flic
sans relief qui va se révéler en in­
tégrant le service des stups.
L’acteur ne retrouvera pas de si
tôt un rôle à cette mesure. Il
restera néanmoins fidèle à Ber­
trand Tavernier – Ça commence
aujourd’hui (1999), Quai d’Orsay
(2013) –, tout en s’illustrant chez
Pascale Ferran (Petits arrange­
ments avec les morts, 1994), André
Téchiné (Les Voleurs, 1996) qui
s’ingénie à en faire un chef de
gang, Pascal Thomas (La Dilet­
tante, 1999), ou Jeanne Labrune
(Ça ira mieux demain, 2000), en
compagnie de laquelle il tournera
quatre films.
fabienne darge
et jacques mandelbaum

L’Italie rêvée de Cézanne à Marmottan­Monet


La mise en regard d’œuvres du peintre et de maîtres italiens ne parvient pas à convaincre


ARTS


S


ous le titre « Cézanne et les
maîtres. Rêve d’Italie », le
Musée Marmottan­Monet
présente à Paris deux expositions
bout à bout, dont une se défend et
pas l’autre. La première, dans l’or­
dre de la visite, met en présence
des Cézanne (1839­1906) et des ta­
bleaux de maîtres italiens – ou
ayant travaillé en Italie comme le
Greco et Ribera – avec lesquels ces
Cézanne ont quelques relations.
Exercice difficile car il exige le prêt
de toiles que leurs propriétaires
sont réticents à laisser partir.
Pour les maîtres anciens, le Lou­
vre a été généreux, plusieurs
autres institutions françaises
aussi et, à l’inverse, les musées ita­
liens se sont montrés pingres. Des
collections privées se sont jointes
au mouvement, ce qui fait décou­
vrir un paysage de Rochers de la fin
des années 1860 où Cézanne rend
hommage à Courbet – lequel
n’était pas italien du reste.
Cézanne ne s’étant jamais rendu
en Italie, il connaît son art grâce au
Louvre, principalement, et aux li­
vres et revues d’art. Les cas avérés
de copies peintes sont très rares,
alors que les dessins d’après des ta­
bleaux anciens abondent – leur
absence dans l’exposition est une
énigme. Les plus connus n’ont pu
être que suggérés car, si la copie de

La Dame à l’hermine, du Greco,
exécutée vers 1885­1886 est bien
là, l’original n’est pas venu de Glas­
gow, pas plus que La Déposition du
Christ, de Ribera, que Cézanne voit
au Louvre et qu’il transpose en
une Toilette funéraire morbide. Au
Christ, il substitue un cadavre
qu’un homme semble vider de ses
viscères, dans un clair­obscur
ultracaravagesque. La toile est de
1869 : Cézanne, né en 1839, est à Pa­
ris depuis 1861 et s’est inscrit
comme copiste au Louvre en 1863.
Il s’y attaque à Delacroix et à Pous­
sin. Il y contracte le goût pour les
Vénitiens, resté jusqu’à sa mort.

Présence insistante de Poussin
Aussi l’exposition compte­t­elle
des Tintoret, dont Cézanne a re­
tenu les leçons en matière de dy­
namisme des lignes. Il les met en
pratique en transposant des sujets
religieux en faits divers, femme
étranglée par son mari et la maî­
tresse de celui­ci, assassins poi­
gnardant une malheureuse dans
la nuit. Il en retient aussi que les
couleurs ont d’autant plus de force
expressive qu’elles sortent de zo­
nes d’ombre, ce qu’il vérifie devant
Ribera, Giordano et le Greco.
L’accrochage ne prétend pas dé­
couvrir dans chaque œuvre an­
cienne la source directe d’un Cé­
zanne, mais montre que, dans sa
première décennie puis à la fin de

sa vie, poser des couleurs par des
touches appuyées qui indiquent
un mouvement plus qu’une
forme est sa solution de prédilec­
tion. Elle n’est pas exclusivement
d’origine italienne. Delacroix et
Monticelli y sont pour beaucoup
et leur absence est regrettable. Elle
aurait équilibré, côté français, la
présence insistante de Poussin.
Cézanne a écrit, citation mille
fois répétée : « Imaginez Poussin
refait entièrement sur nature,
voilà le classique que j’entends. »
Mais il ajoutait, ce que les adora­
teurs du classicisme oublient :
« Toutes les fois que je sors de chez
Poussin, je sais mieux qui je suis. »
Cela se vérifie par la confronta­
tion entre la Pastorale, de Cé­
zanne, et le Moïse sauvé des eaux,
de Poussin : si relation il y a, elle
est de profanation et de dérision,
non d’admiration et d’imitation.
Reste que si les analyses sont dis­
cutables, les œuvres ne le sont pas.
Pastorale ; Le Jardinier Vallier ;
Crâne et chandelier ; une admira­
ble étude de Baigneuses devant la
Sainte­Victoire ; Jésus au jardin des
Oliviers du Greco venu de Lille et
Philosophe avec une gourde à la
ceinture – curieux titre – de Gior­
dano du Louvre : ce serait déjà as­
sez pour justifier la visite.
On ne peut en dire autant de la
seconde section, qui veut traiter
du rayonnement de Cézanne sur

les artistes italiens du premier
tiers du XXe siècle. Elle suscite
trois objections. La première est
de méthode : Carlo Carra, Giorgio
Morandi ou Mario Sironi ne re­
gardent pas Cézanne isolément,
mais pris dans le flux des avant­
gardes parisiennes et particuliè­
rement du cubisme, de sorte que
le détacher de ce contexte n’a pas
de sens. La deuxième est de sélec­
tion : à très peu d’exceptions près,
les œuvres italiennes montrées
sont de second ordre et s’effon­
drent à proximité des Cézanne.
Cabanes au bord de la mer de
Carra à côté du Cabanon de Jour­
dan : épreuve mortelle.
Un dernier point enfin : quand
un texte mural cite « la critique
d’art » Margherita Sarfatti (1880­
1961) selon laquelle « ce n’est pas
un hasard si ce Français (Cézanne)
est d’origine italienne », il serait
bon de préciser qu’après avoir
grandement favorisé ses débuts,
elle est alors la maîtresse officielle
et la conseillère politique et artisti­
que de Benito Mussolini. Ainsi
comprendrait­on mieux les rai­
sons de cette pauvre revendica­
tion nationaliste.
philippe dagen

Cézanne et les maîtres. Rêve
d’Italie. Musée Marmottan­
Monet, 2, rue Louis­Boilly,
Paris 16e. Jusqu’au 5 juillet.

Lors de la
cérémonie
des Molières,
en mai 2005,
au Théâtre
Mogador
à Paris.
PIERRE VERDY/AFP

LES  DATES


10 FÉVRIER 1946
Naissance à Paris
1970
Fondation du Théâtre
de l’Aquarium
avec Jacques Nichet
et Jean-Louis Benoît
1992
Joue dans « L.627 »,
de Bertrand Tavernier
1997
Direction du Théâtre
de la Commune à Aubervilliers
2001
Mise en scène de « L’Ecole
des femmes », en ouverture
du Festival d’Avignon
11 MARS 2020
Mort à Paris

LESSORCIÈRES


DESALEM


ARTHURMILLER


EMMANUELDEMARCY-MOTA
AVECLATROUPEDUTHÉÂTREDELAVILLE
ÉLODIEBOUCHEZ,SERGEMAGGIANI,SARAHKARBASNIKOFF,PHILIPPEDEMARLE
SANDRAFAURE,JAURISCASANOVA,LUCIEGALLO,JACKEETOTO
MARIE-FRANCEALVAREZ,STÉPHANEKRÄHENBÜHL,ÉLÉONORELENNE
GÉRALDMAILLET,GRACESERI,CHARLES-ROGERBOUR

10MARS-4AVRIL2020


PHO

TO:JEAN-LOUISFERNANDEZ
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