E PROBLÈME DES MUSES, ou des égéries, c’est qu’elles disparaissent
souvent avec leur grand homme. Et, d’un coup, passent du piédes-
tal aux oubliettes. Betty Catroux, quarante ans comme muse, fait
exception. Depuis la disparition de son ami Yves Saint Laurent,
en 2008, sa cote ne cesse de grimper. En témoigne l’exposition qui
lui est consacrée au Musée Yves Saint Laurent, avec pour commis-
saire Anthony Vaccarello, 37 ans, actuel directeur artistique de la
maison, dans les anciens ateliers du couturier, « Betty Catroux, Yves
Saint Laurent, féminin singulier » (jusqu’au 11 octobre). Encore plus
singulier dans une carrière de muse, ce grand saut dans la célé-
brité, qui la met à l’honneur jusque sur des affiches dans le métro
(qu’elle ne prend jamais), a lieu sans qu’elle ait « levé le petit doigt ».
Bien que ce soit une suite logique de son existence, « une vie
incroyable, basée sur rien, aucun talent, aucun travail », Betty
Catroux n’en revient pas de sa « chance inouïe ». Tous les samedis,
à la messe, elle remercie son dieu d’exaucer son vœu d’enfance :
« Ne jamais travailler et ne pas avoir une vie normale. »
Il y a eu le hasard, sûrement, et peut-être ce dieu auquel elle
croit. Mais surtout son physique unique. Ce mètre quatre-vingt-
trois, ces cheveux platine, ces lunettes noires... Betty Catroux est
dessinable d’un coup de crayon, Saint Laurent l’avait bien remar-
qué dans les années 1960. Le temps passant, n’ayant pas changé
depuis, elle est devenue un concept, comme Andy Warhol et sa
perruque blanche ou Karl Lagerfeld, qui avait fait de son catogan
un outil de marketing efficace.
Chaque jour, « comme un curé qui enfile sa soutane », elle lisse son
carré blond, chausse ses lunettes fumées et passe sa panoplie
noire, jeans slim, pull à col roulé et bottillons de combat. « Ni
vraiment garçon ni tout à fait fille », entre deux. En 2012, elle avait
flashé sur la collection homme d’Hedi Slimane pour Saint
Laurent. « Quand j’ai vu défiler ces mâles blancs verdâtres, tout
maigres et désespérés, je me suis dit que c’était moi! » Aujourd’hui,
elle croise ses clones dans la rue. Exceptionnelle et fantasque il y
a cinquante ans, Betty Catroux est devenue raccord avec l’époque.
Dans les années 1970, quand Saint Laurent la suppliait d’enfiler
une robe en soie ou une djellaba chamarrée, juste le temps d’une
photo, elle protestait. « Je déteste les froufrous. » Elle fondait sur les
vestes de costume et les combinaisons de pompiste qui tombaient
parfaitement sur son torse de garçon. « Loulou de la Falaise m’ins-
pirait de la fantaisie et Betty la rigueur du corps, disait le couturier,
elle a inventé la modernité et démodé toutes les femmes. » Des deux
femmes qui ont compté pour lui, l’aristocrate britannique
piquante, précurseuse du hippie chic, et l’androgyne déprimée en
bure noire, c’est la seconde que notre époque aime le plus.
Depuis quelques années, le style Saint Laurent, ce répertoire infini
et génial dans lequel les directeurs artistiques continuent de puiser
leurs idées, est moins baroque, moins ethnique qu’il ne le fut.
Aujourd’hui sous la direction d’Anthony Vaccarello, les défilés Saint
Laurent sont sombres, louches, vénéneux, androgynes. De plus en
plus Betty et de moins en moins Loulou. Et ça marche : la marque,
entité du groupe Kering, vient d’annoncer un chiffre d’affaires
record de 2 milliards d’euros pour l’année 2019. Chiffre qui passe
loin au-dessus de la frange blonde de Betty Catroux. Tout ce qui
importe pour elle, c’est que sa vie continue d’être hors normes.
Elle énumère tout ce qu’elle déteste dans la vie des femmes
lambda : « Les intérieurs, les boutiques, la popote, les maisons, les
bijoux, les jardins, les vêtements... »
En 2018, Anthony Vaccarello l’a appelée pour une séance photo
avec David Sims, pour sa campagne de publicité automne-hiver.
Le photographe britannique, l’un des faiseurs d’images les plus
courus du milieu, l’a photographiée en noir et blanc. Il n’a rien
retouché. À 73 ans, Betty Catroux est réapparue telle qu’à 30,
peroxydée et inoxydable, nue sous le smoking Saint Laurent de
l’année. Se voir en produit d’appel, répété comme une boîte de
Campbell’s Soup au dos des kiosques, des Abribus, des magazines
lui a fait un choc, « C’était grisant, mais extrêmement bizarre ».
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