Le Monde - 14.03.2020

(WallPaper) #1
un livre, comme tout le monde. Mais je ne vais pas le faire. » Pareil
pour les films, le théâtre, la musique, les créateurs de mode : « Ma
pauvre, si vous saviez ce que je suis ignorante. » La politique, quand
elle part en toupie, peut l’amuser, « Griveaux, c’est extraordinaire,
non? Et pourtant, vous me mettriez avec lui dans un dîner, je m’en-
nuierais à mourir. J’aime le spectacle, quand les gens sortent de la
norme. Ils me font rire. » Sa seule passion est la danse. William
Forsythe, qu’elle suit depuis trente ans, est son héros, et elle pra-
tique le modern jazz deux heures par jour dans un studio secret.
« Si j’avais eu du talent, glisse-t-elle avec un regret sincère, j’aurais
tout donné pour la danse. » C’est là qu’elle a rencontré la réalisatrice
Anne Fontaine. « Elle m’a fait l’effet d’un être venu d’une autre
planète, avec ce corps tellement long, tellement fin, raconte celle-ci,
Je ne me suis pas demandé si elle était belle, elle dégageait une
intense liberté. » Betty était farouche, la cinéaste l’a approchée avec
des ruses de Sioux, finissant par l’apprivoiser. « Elle est ma seule
amie aujourd’hui et c’est pour la vie, confie Betty Catroux. Moi, c’est
tout ou rien. » Elle refuse de tourner dans ses films, « trop fatigant ».
Anne Fontaine la verrait bien, pourtant, dans le rôle de « quelqu’un
d’un peu voyou, qui a l’air lisse et ne l’est pas. Quelqu’un de profond,
qui n’est pas anesthésié par le temps. »
Dommage pour l’exposition, mais Betty Catroux insiste sur un
point. Elle déteste la nostalgie, poison qui repeint la vie en rose.
Tout le contraire de Saint Laurent, qui ressassait le passé. « Il avait
mal vieilli... Moi, souvent, toute seule dans mon coin avec mon
verre de vin blanc, je me moque de moi, la muse. » Mais pour la
maison et tous les « garçons adorables », Madison Cox, Anthony
Vaccarello, la petite cour empressée de l’avenue Marceau, elle
veut bien faire un effort. Raconter encore l’histoire de la fille qui
n’aimait pas la mode et les mondanités, et cette soirée où tout a
commencé, en  1967, au New Jimmy’s, le club de Régine à
Montparnasse. La découvrant, si blonde, si longue dans le brouil-
lard tabagique, Saint Laurent avait cru à une vision. Elle était « la
femme Yves Saint Laurent », celle qu’il cherchait pour porter ses
smokings et ses cabans masculins. Il l’avait fait appeler, elle

Elle, qui n’aime que la nuit et les chats birmans, a eu « l’im-
pression d’être devenue une pièce de musée ».
Ce printemps, c’est plus qu’une impression. Le Musée Yves Saint
Laurent l’a non seulement déifiée mais naturalisée, avenue
Marceau. Dans une ambiance seventies, genre lumière noire et
revue du Crazy Horse habillée, il y a des Betty partout, quarante-
cinq mannequins en perruque platine et lunettes de soleil, vêtus
des smokings, tailleurs-pantalons et jumpsuits dessinés pour elle.
Sur les murs, en vitrine, il n’y en a que pour elle. Pierre Bergé
(actionnaire du groupe Le Monde de 2010 à sa disparition, en
2017), qu’elle a accompagné jusqu’au dernier jour, son mari adoré,
le décorateur François Catroux, et même Yves Saint Laurent, vrai
saint en ce lieu, font de la figuration. Sur une photo de 1969, le
couturier est en retrait, faire-valoir de la grande blonde en cuis-
sardes noires. Encore plus étrange, il lui ressemble : même saha-
rienne, mêmes mèches blondes. Dans le livre édité pour l’occasion
par Gallimard, Anthony Vaccarello, également commissaire de
l’exposition, pousse le bouchon de champagne loin dans l’identi-
fication : « Elle est Saint Laurent comme elle respire. Son allure, son
mystère, son côté sulfureux... tout ce qui fait l’aura de cette maison,
on en comprend l’ampleur quand on rencontre Betty. » Pour Olivier
Gabet, directeur du Musée des arts décoratifs de Paris, Yves Saint
Laurent et Betty Catroux formaient un tout, à eux deux. « Elle était
son double féminin, son fantasme de l’éternelle adolescence et de la
féminité androgyne absolue. » Photos et lettres racontent leur
romance, avenue Marceau. Tels ces mots doux envoyés du Jardin
Majorelle, à Marrakech : « Tu représentes pour moi non seulement
l’amour, mais l’élégance infinie. Belle comme le croissant de l’islam. »
Yves Saint Laurent prenait le kitsch au sérieux, sa muse délurée
devait s’amuser en recevant ses cartes constellées d’étoiles.
Le 28 février, au vernissage de l’exposition, elle a revu l’ancien
monde Saint Laurent, les proches, comme le décorateur Jacques
Grange, adouber le nouveau monde, l’actrice Charlotte Gainsbourg,
le mannequin Paul Hameline, les tops Anja Rubik et Amber
Valletta, tous ces gens qui ne s’habillent qu’en noir, qui ont le goût
de l’underground des années 1970, venus saluer la rebelle origi-
nelle, la survivante du cercle intime de l’avenue Marceau. Saint
Laurent est mort, Loulou de la Falaise et Pierre Bergé aussi, elle
leur aura été fidèle jusqu’au bout, et maintenant, c’est elle, papillon
fatigué plus que reine des abeilles, qui attire la lumière. Avec, au
fond du cœur, un sentiment d’imposture : « Je n’ai rien fait de ma
vie, c’est injuste! » Betty Catroux dit avoir travaillé trois fois dans
sa vie, entre 16 ans, et 16 ans et demi. Sa mère, au carnet d’adresses
en or massif, l’avait poussée chez Chanel. « Elle m’a fait défiler dans
son studio avec un numéro à la main, comme une vache au salon
de l’agriculture. J’ai détesté. »
L’idée de l’exposition est venue lors d’un dîner avec Madison Cox
(actionnaire du groupe Le Monde), dernier compagnon de Pierre
Bergé et double président de la Fondation Yves Saint Laurent et de
la Fondation Majorelle. Tout à sa peur de devenir « pièce de musée »
après la campagne de pub, Betty Catroux lui a confié vouloir léguer
sa garde-robe à la maison. « Pierre Bergé et Saint Laurent m’ont tout
donné, je n’ai même pas tout porté. Faites-en ce que vous voulez. » Au
sous-sol de l’appartement des Catroux, Madison Cox a découvert un
trésor, trois cent trente pièces dans un état irréprochable, toutes
noires, masculines et dans toutes les matières : cuir, soie, crêpe,
mousseline. « Elle avait tout gardé depuis le premier jour dans de
parfaites conditions. » Surprenant, Betty pouvait encore porter les
pantalons sur mesure d’il y a cinquante ans. « Elle n’a jamais changé
de taille ni de proportions », poursuit Madison Cox, stupéfait de la
voir traverser le temps et les modes. « Je suis une anomalie venue
d’ailleurs, explique Betty Catroux sérieusement, je n’ai que peu de
souvenirs, je n’aime pas la nourriture et je me fiche de vieillir. Être un
peu défraîchie, ce n’est pas très grave. »
Avec ses visiteurs, elle ne s’embarrasse pas de faux-semblants. « Le
livre qui m’a marquée? Ça ne me vient pas... Ce serait facile de citer


“JE SUIS UNE ANOMALIE VENUE


D’AILLEURS, JE N’AI QUE PEU DE SOUVENIRS,


JE N’AIME PAS LA NOURRITURE


ET JE ME FICHE DE VIEILLIR. ÊTRE UN PEU


DÉFRAÎCHIE, CE N’EST PAS TRÈS GRAVE.”
BETTY CATROUX

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