Le Monde - 14.03.2020

(WallPaper) #1

8 |coronavirus SAMEDI 14 MARS 2020


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« S’adapter va devenir le maître mot de notre vie »


Des Hauts­de­France à la Côte d’Azur, l’inquiétude, ces derniers jours, est allée crescendo dans le pays


L


a bise ou pas la bise? Jus­
qu’au week­end dernier,
la question ne se posait
pas vraiment. Consigne
ou pas consigne, clac clac, on s’em­
brassait. « Allez! On est en France!
On sait vivre! », se voyait opposer
celui ou celle qui marquait sa sur­
prise et une hésitation. Cela se
voulait joyeux et un brin rebelle


  • « Même pas peur! » –, et les bises
    étaient d’autant plus enjouées
    qu’on les savait proscrites par les
    autorités sanitaires. Mais voilà
    que d’un coup, la situation a
    changé... Est­ce la peur d’une évo­
    lution à l’italienne? Le décompte
    macabre, jour après jour, des
    contaminations et des décès?
    L’annonce d’une pandémie par
    l’OMS? La bise, en France, a dis­
    paru. Et avec elle, l’esprit de légè­
    reté. L’heure est à l’autodiscipline.
    Le coronavirus a imposé sa loi, la
    peur s’est installée.
    Une peur diffuse, sournoise,
    croissante. Une peur qui se veut
    raisonnable, responsable, maîtri­
    sée, mais qui incite à s’informer
    sur le mal, son origine, les traite­
    ments, les statistiques. Qui con­
    duit à multiplier les précautions et
    avertissements aux enfants. Une
    peur qui pousse surtout à s’enqué­
    rir de ses proches, parents et
    grands­parents. « C’est ma seule
    véritable angoisse, confie cette ar­
    chitecte, mère de trois enfants sco­
    larisés et fille d’une dame de
    92 ans, qui vit seule, veillée par
    trois aides­soignants. Elle est fra­
    gile parmi les fragiles, dépendante
    ô combien! Que faire? Comment la
    protéger? Que se passera­t­il si le
    système s’enraye, si un employé
    tombe malade, si je ne peux pas
    passer la voir? Et si l’on manquait
    de lits d’hôpital? Pire, s’il fallait
    faire des choix, comme en Italie,
    comme en période de guerre, entre
    les multiples patients? » L’idée lui
    est insoutenable. Elle téléphone
    tous azimuts, échange avec des


amies dans le même cas. L’une a
appris mercredi que ses visites à
l’Ehpad de son père sont désor­
mais interdites, et elle panique. Il
n’a pas de tablette pour utiliser
Skype ou FaceTime. Pourquoi ne
l’a­t­elle pas équipé et formé plus
tôt? Comment n’a­t­elle pas vu ve­
nir ce qui était inéluctable? « Les
anciens, nos trésors, risquent d’être
absorbés dans l’œil du cyclone. »
Les moins inquiets sont encore
les enfants. Parents, instituteurs et
professeurs ont depuis longtemps
parlé du coronavirus avec eux, et
ça a été le sujet d’exposé le plus
choisi depuis un mois. C’était le
cas de Corentin, 10 ans, élève de
CM2. Deux heures de recherche
sur Internet avec maman. Dix mi­
nutes de compte­rendu au ta­
bleau. Il en a retenu l’essentiel :
méchante grippe, hyper conta­
gieuse et dangereuse pour « les
vieux et les personnes déjà mala­
des ». La classe a respiré.

Paris et régions à l’unisson
A Paris, devant le lycée Fénelon,
deux élèves de terminale, mardi,
clamaient aussi leur insouciance,
convaincues que les médias – et
les parents avec – en faisaient trop.
Leur problème, c’était plutôt l’an­
nulation des concerts, des voyages
scolaires. Pour le reste, zéro in­
quiétude et esprit de dérision. Une
chorégraphie pour le bac de sport
a même été intitulée « coronavi­
rus » : un danseur au centre est
supposé malade, les autres dan­
seurs, à grands gestes, s’en éloi­
gnent. Un élève a aussi suggéré
que la photo annuelle de la classe
mette en scène une élève asiatique
entourée de ses camarades por­
tant tous un masque. Après dis­
cussion, l’idée a été rejetée.
Mais qui songerait encore à rire
aujourd’hui? Et qui oserait mini­
miser l’importance des fameux
gestes « barrière »? Jeudi soir, Ma­
cron s’est invité à l’heure du dîner,

après Trump et son mépris pour
l’affreux virus « étranger ». Beau­
coup de familles, devant l’écran,
ont alors pris conscience de la gra­
vité du moment. « La plus grave
crise sanitaire qu’ait connue la
France depuis un siècle »... Malgré
la préparation des jours précé­
dents et la tension qui montait
crescendo, la phrase a frappé. Le
pays va tanguer, c’est officiel cette
fois. « Vous vous souviendrez toute
votre vie de ce moment », a dit un
père à ses deux fils de 10 et 12 ans.
Ils se sont regardés mais n’ont rien
répondu. L’année 2020 est « carré­
ment » moins cool que prévu.
Le choc économique, entrepre­
neurs et commerçants le pressen­
taient. « Jusqu’au 8 mars, j’étais re­
lativement désinvolte, admettait,
quelques jours plus tôt, Twiggy
Sanders, la fromagère du marché
Saint­Germain, à Paris. Mais im­
possible, aujourd’hui, de ne pas en­
trevoir le marasme. Les restaura­
teurs se cassent la margoulette, les
vieux clients hésitent à sortir, mes
amis comédiens disent jouer de­
vant des salles vides... Et je vois croî­
tre l’angoisse de quelques collègues
commerçants qui ne tiendront pas
longtemps. » Le traiteur chinois a
fini par baisser son store : « Ferme­
ture pour congé annuel de 4 semai­
nes à partir du mardi 10 mars. »
Mais le temps paraît déjà loin où
seuls les Asiatiques étaient parfois
regardés de travers. L’heure est ve­
nue où la moindre toux, d’où

qu’elle vienne, est suspecte – dans
le métro, les trains, au bureau – et
provoque moult angoisses. Que se
passera­t­il si l’on pousse les fa­
milles à rester chez elles? Si les crè­
ches, les écoles, les universités fer­
ment en même temps? Si les dé­
placements se limitent au « strict
nécessaire »? S’il n’y a plus ni
sports, ni loisirs, ni plaisirs collec­
tifs? Jeudi soir, on peinait à imagi­
ner l’avenir. « S’adapter va devenir
le maître mot de notre drôle de
vie », disait une professeure, mère
de trois enfants.
S’adapter... Il n’y a guère de
choix. Bien des d’entreprises ont
déjà annulé séminaires, colloques
et réunions. Beaucoup ont orga­
nisé le télétravail. Mais le pro­
blème de la garde des enfants de­
vient soudain central. Où? Par
qui? A quel coût? Comment les
faire étudier? Sans parler des mille
et une questions sur l’avenir. Met­
tre une croix sur les projets de va­
cances? Un anniversaire? Une fête
de famille? Jeudi soir, l’activité des
groupes WhatsApp battait son
plein et l’on scrutait les courriels
des professeurs et des responsa­
bles d’établissement.
Pour une fois, peut­être, la capi­
tale et les régions vivent à l’unis­
son. Mêmes doutes, mêmes inter­
rogations, même tension. Le Co­
vid­19 s’invite dans toutes les con­
versations et quasiment toutes les
pages de la presse régionale de­
puis une bonne quinzaine de
jours. Meetings de campagne an­
nulés à Dunkerque, bus gratuits de
Calais nettoyés quotidiennement,
baisse du chiffre d’affaires dans
l’hôtellerie, « drive » des super­
marchés en progression, rayons
pâtes dévalisés à Auchan Louvroil
ou Carrefour Maubeuge, et par­
tout le « 15 » submergé d’appels...
Les colonnes de La Voix du Nord
regorgent d’anecdotes. Pas de
mouvement de panique, non,
mais des annulations en cascade

venues bousculer le quotidien et
l’économie, à l’image des Rencon­
tres internationales des cerfs­vo­
lants à Berck­sur­Mer, qui attirent
chaque année entre 800 000 et
1 million de visiteurs. Un coup dur
ajouté à ceux subis par l’industrie
du spectacle et de l’événementiel.

Les limites de la méthode Coué
L’inquiétude est encore plus pal­
pable dans le sud. La proximité
avec l’Italie et le nombre de per­
sonnes âgées y sont pour beau­
coup. Chaque matin, en plus du
nombre de cas répertoriés par dé­
partement, la presse locale égrène
celui des annulations : le bal de la
Rose à Monaco, la Foire de Nice
(60 000 contrats et devis, 28 mil­
lions d’euros de transactions en
dix jours). Partout, des appels aux
précautions sanitaires. A la mos­
quée de Nice, chacun est prié d’ap­
porter son tapis. A l’église, il n’y a
plus d’eau dans les bénitiers et le
prêtre n’appelle plus les fidèles à
se donner l’accolade pour échan­
ger la « paix du Christ ».
Les châteaux de la Loire vont
eux aussi connaître une désaffec­
tion imprévue. Les groupes scolai­
res se décommandent, et leur dé­
fection, conjuguée à celles des
touristes étrangers, pénalise l’éco­
nomie régionale. Aucun foyer in­
fection n’a cependant encore été
repéré, aucune contrainte impo­
sée à la population. C’est d’ailleurs
ce qui inquiétait, jusqu’à ce jeudi
soir, Jianqi Bourachaud, une jeune

Chinoise originaire de Canton et
mariée à un enseignant français.
Elle vit à Blois (Loir­et­Cher), tra­
vaille à domicile en vendant en li­
gne des objets dénichés dans les
brocantes, et déplorait que les
Français ne prennent pas plus de
précautions. Comment se fait­il
que le port des masques ne soit
pas obligatoire? Pourquoi les éco­
les n’ont­elles pas fermé plus tôt?
Cela fait plusieurs jours qu’elle de­
mandait, en vain, à pouvoir « con­
finer » chez elle ses trois enfants.
La Bretagne, elle, veut garder la
tête froide. Pas de psychose. Les
Iliens (Ouessant, Sein, Batz, Bre­
hat, Belle­Ile...) ont beau redouter
la contamination des équipages
des bateaux les reliant au conti­
nent, ils restent optimistes. Et les
Finistériens se réjouissent qu’à
Plouédern, l’usine des laboratoires
Gilbert, produisant du gel hydroal­
coolique, turbine à plein régime.
La Bretagne Sud est évidemment
plus touchée. Au sein du « cluster »
d’Auray, où 35 personnes ont été
officiellement infectées, la vie a
été placée sous cloche... Quant au
maire de Carnac, Olivier Lepick, il a
tenté d’envoyer un signe positif en
publiant sur sa page Facebook la
photo d’un mojito consommé
dans un bar local : « Si vous aimez
vraiment vos commerçants, c’est le
moment de leur montrer car ils
souffrent! » Vendredi midi, des
commerçants ont renchéri en se
regroupant sur la place de la mai­
rie d’Auray, rejoints par des clients.
Treize morceaux de carton ont cir­
culé de main en main pour dessi­
ner un message : « Le bonheur, lui,
aussi est contagieux! » Mais la mé­
thode Coué a atteint ses limites.
Jeudi soir, après l’intervention du
président, le « bonheur » n’était
plus à l’ordre du jour.
annick cojean,
sofia fischer, benjamin keltz,
laurie moniez
et jordan pouille

A Crac’h (Morbihan), mercredi 4 mars. LOÏC VENANCE/AFP

L’heure est venue
où la moindre
toux, d’où
qu’elle vienne,
est suspecte
et provoque
moult angoisses

Dans une pharmacie de Nice, mercredi 4 mars. ÉRIC GAILLARD/REUTERS

A la mosquée
de Nice,
chacun est prié
d’apporter son
tapis. A l’église,
il n’y a plus d’eau
dans les bénitiers

QUESTION SPOLITIQUES


Dimanche15marsà12h


MartinHirsh,présidentdel’Assistancepublique-HôpitauxdeParis


CynthiaFleury,professeureauConservatoireNationaldesArtsetMétiers


AliBaddou,CarineBécard,FrançoiseFressozetNathalieSaint-Cricq
endirectsurFranceInteretsurfranceinfo(TVcanal27)

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© photo : Christophe Abramowitz

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