Le Monde - 14.03.2020

(WallPaper) #1

mouvement #metoo, auxquels l’élection de
Donald Trump et la chute d’Harvey Weinstein ont
servi de détonateurs successifs, The Wing n’est
qu’un acteur parmi d’autres dans un secteur en
expansion constante. À Brooklyn, San Francisco,
Seattle ou Atlanta, les clubs de femmes se multi-
plient, calqués peu ou prou sur les gentlemen’s
clubs britanniques. Regardés il y a peu comme des
vieilleries issues du patriarcat triomphant, ils ont
été imités ces dernières années par des clubs pri-
vés (et mixtes) qui ont rencontré un certain succès,
comme la Soho House ou les San Vicente
Bungalows, où se presse tout le gotha hollywoo-
dien. Exclusivement féminin, The Wing, Chief (qui
ouvrira un nouveau lieu au printemps à West
Hollywood), The Jane Club ou l’AllBright pro-
posent, eux, pour une somme allant de 600 à
7 8 00 dollars par an, l’accès à une communauté
choisie. Tous se sont emparés d’un discours fémi-
niste très en vogue de ce côté-ci de l’Atlantique :
pour se faire une place dans la société, les femmes
doivent se constituer en communautés militantes
qui, par le biais de l’entraide et du réseau, les aide-
ront à accéder au pouvoir économique, une étape
indispensable pour prétendre au pouvoir tout
court. Ce féminisme se révèle le vecteur d’une
ambition : « Devenir riche! » La déclaration est
faite sur le ton de la boutade par Louise O’Riordan,
la vice-présidente de la branche californienne de
l’AllBright. Créé à Londres en 2018 (et nommé en
hommage à la diplomate américaine Madeleine
Albright), le club a ouvert, en septembre 2019,
dans l’enclave très huppée de Melrose Place, à seu-
lement quelques minutes en Tesla de Beverly Hills.
Un café, un restaurant, une terrasse avec vue sur
l’Hollywood Sign (où Gwyneth Paltrow a organisé,
à l’automne, une soirée pour sa marque de cosmé-
tiques Goop)... L’AllBright promet à ses membres
du « networking pour les businesswomen ».
Au rez-de-chaussée, au-delà de la réception sur-
plombée d’un néon bleu « Sisterhood Works » (« la
sororité, ça marche »), un salon de coiffure et de
manucure permet de passer se faire une beauté
entre deux rendez-vous professionnels. Dans la salle
Magellan attenante se tiennent, six soirs par
semaine, des événements auxquels les membres
peuvent assister gratuitement : ateliers de fabrica-
tion de bougies, de méditation ou de trucs et
astuces sexy (sponsorisé par Beverly Hills Lingerie),
masterclass de confection de pâtes, séminaires inti-
tulés « Les femmes noires dans la musique » ou
« Divorce n’est pas un gros mot »... « Nous essayons
de faire un peu de tout, parce que les femmes ont
plusieurs facettes », explique Louise O’Riordan.
Andrea Chanawatr, 43 ans, mariée, mère de deux
enfants, a créé il y a quelques années sa propre
société de conseil aux jeunes entrepreneurs. Voix
pointue, accent californien marqué et sourire per-
manent, elle anime une fois par mois « Office
Hours », un groupe de discussion qui aide des entre-
preneuses débutantes à « faire exister leur projet en
les conseillant sur l’aspect économique et financier ».
« Ce qui est génial ici, c’est que le mentorat peut être
horizontal, souligne-t-elle. Une milléniale à l’aise
avec le numérique peut aider une quadragénaire à
construire sa communauté sur les réseaux sociaux. »


L’ambiance à l’AllBright est nettement moins mili-
tante qu’à The Wing : vous n’y trouverez pas de pin’s
« Women at work », de coque de téléphone
« Booked and busy », de sac en toile « Ligue de
femmes pas comme les autres », d’exemplaires du
magazine maison, No Man’s Land ou d’incantations
néoféministes aux murs... La déco, sobre, reprend
les codes de tous les boutique hotels de luxe de New
York, de Los Angeles ou d’ailleurs (banquettes en
cuir grège, fauteuils en velours vert bouteille et gris
clair, appliques en métal doré). Aux murs, les
œuvres d’art, signées exclusivement par des
femmes, sont toutes à vendre.
Contrairement à The Wing, les hommes sont ici
les bienvenus. « Avec chaque nouveau mouvement,
il y a toujours une première vague de militantes qui
croient qu’elles ont besoin de crier plus fort que les
autres, glisse Louise O’Riordan, soudain vipère. Les
filles de The Wing sont jeunes, militantes... Nous, on
aime nos hommes! » En août 2018, un homme a
intenté une action en justice contre The Wing,

réclamant 12 millions de dollars de dédommage-
ment pour avoir vu sa candidature rejetée à cause
de son genre : depuis, The Wing a modifié son
règlement pour accepter les hommes. L’AllBright
a compris la leçon. « Les femmes doivent s’élever,
mais pas aux dépens des hommes », renchérit
Andrea Chanawatr. Il n’empêche, à l’AllBright, les
activités proposées sont toutes pensées sur mesure
pour le deuxième sexe. « Il est plus facile d’échan-
ger quand nous sommes entre nous, reconnaît une
membre. Avoir des hommes dans la pièce, ça n’est
pas forcément une mauvaise chose, mais ça change
la dynamique. »
Même si Andrea Chanawatr fait mine d’appeler de
ses vœux une redéfinition du succès (« Mère Teresa
n’a jamais gagné d’argent, cela la rend-elle moins
successfull? »), les clubs de femmes, comme leurs
homologues mixtes, créent des communautés qui
reposent quasi exclusivement sur l’objectif de
réussite professionnelle. Les ateliers de fabrication
de bougies sont l’occasion d’« apprendre à se

Alors qu’en France Virginie Despentes encourage


les femmes à quitter la table (“on se lève et on se casse ”),


les clubs féminins américains The Wing, The Jane


ou l’AllBright délivrent un autre message :


“On s’assied, on s’organise et on gagne de l’argent.”


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Coley Brown pour M Le magazine du Monde
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