Le Monde - 14.03.2020

(WallPaper) #1
0123
SAMEDI 14 MARS 2020 coronavirus | 9

« L’épidémie a une croissance très forte en France »


Le professeur Antoine Flahault salue les mesures annoncées mais regrette le maintien des municipales


ENTRETIEN


D


irecteur de l’Institute
of Global Health (Ins­
titut de santé mon­
diale) à l’Université de
Genève (Suisse), le professeur de
santé publique français Antoine
Flahault commente pour Le
Monde les mesures annoncées
jeudi 12 mars par Emmanuel
Macron pour faire face à la pandé­
mie de Covid­19.

Tout d’abord, quel regard
portez­vous sur la situation
de la pandémie, en France
et sur le plan international?
La dynamique de l’épidémie en
France ressemble à celle que con­
naît l’Italie. Toutes les épidémies
ont un début marqué par une
croissance exponentielle. L’épidé­
mie en France a la même force de
transmission que celle qu’a con­
nue la Chine à Wuhan et l’Italie à
présent. Elle a une croissance très
forte et très rapide. La France a la
chance d’avoir eu un peu plus de
temps pour se préparer et de pren­
dre des mesures de distanciation
sociale plus tôt avant que son sys­
tème de soins ne soit saturé, à la
différence de ce qui a eu lieu en Ita­
lie. Mais si on regarde la Suisse, il
n’y a pas loin de 1 000 cas, ce qui,
rapporté à la population, est
énorme : c’est l’équivalent de
10 000 cas pour la France, juste
derrière l’Italie ou l’Iran.

Quel jugement global portez­
vous sur les mesures que
la France a décidé de mettre
en place?
Ce sont des mesures fortes, vi­
sant à protéger les personnes les
plus vulnérables et à freiner les
propagations du virus SARS­
CoV­2. Les quinze premiers jours
de fermeture des établissements
scolaires sont très importants
pour y enrayer la circulation du co­
ronavirus. Il est judicieux de re­
commander d’éviter les contacts
entre seniors et les petits enfants
pendant cette période. La seule in­
cohérence à mes yeux est le non­
report des élections municipales.

Pour quelle raison?
Une des armes pour lutter con­
tre une pandémie due à un virus
se transmettant par des gouttelet­
tes projetées lors de la toux ou de
l’éternuement est la distanciation
sociale. Qu’on le veuille ou non,
les bureaux de vote seront des

lieux de proximité entre les gens,
ne serait­ce que pour les person­
nes qui les tiennent et vont voir
défiler de gens qui seront face à
eux, au­dessus de leur tête.
Auront­elles des masques, des
gants? Il aurait été cohérent de dé­
cider ce report, mais il y a peut­
être eu d’autres considérants.

Les mesures prises en France
auraient­elles dû être prises
plus tôt?
Le problème au niveau mondial
est l’absence de chef d’orchestre.
Non pas que l’Organisation mon­
diale de la santé (OMS) devrait être
une instance supranationale,
mais nous assistons à une caco­
phonie. Une pandémie c’est
comme le Boléro de Ravel : les ins­
truments viennent s’ajouter les
uns après les autres, comme les
pays sont touchés les uns après les
autres. Comme il n’y a pas de re­
commandations internationales,
il est très difficile pour des gouver­
nants de se référer à des critères
objectifs. C’est pourquoi je m’abs­
tiendrai de les critiquer.

La lutte contre une pandémie re­
pose sur quatre mesures : la ferme­
ture des écoles, la restriction des
rassemblements, la limitation des
déplacements et la mise en place
d’un cordon sanitaire avec la mise
en quarantaine de populations en­
tières. L’Italie les applique toutes,
même s’il y a encore des avions et
des trains qui circulent. L’OMS n’a
pas indiqué à partir de quel nom­
bre de cas rapportés à la popula­
tion il faudrait prendre telle ou
telle mesure, décider où mettre la
barre pour les restrictions de ras­
semblements, et personne n’a de
feuille de route. La pandémie ac­
tuelle suit la dynamique de la
grippe espagnole de 1918­1919,
même si le contexte est différent.
Il est juste de dire qu’il s’agit de la
plus grande crise sanitaire que la
France ait connue depuis un siècle.

La fermeture des établissements
scolaires est­elle bien une façon
de freiner l’épidémie, car les
jeunes seraient plus contagieux
que les sujets plus âgés?
Dans le cas de la grippe, cela est

établi : les enfants des écoles
transmettent quatre fois plus le
virus que les adultes. Cela n’est
pas démontré pour le nouveau co­
ronavirus, mais c’est une bonne
hypothèse de précaution de pen­
ser qu’il en va de même que pour
la grippe.

Certains pays, comme les Etats­
Unis ferment leurs frontières
selon des critères qui ne sem­
blent pas étayés par des faits
scientifiques...
Ils n’enfreignent pas de recom­
mandations internationales puis­
qu’il n’y en a pas, mais on voit res­
surgir les mêmes attitudes que
lors des débuts de la pandémie de

sida. Les Etats­Unis, grands expor­
tateurs de cas, fermaient leurs
frontières aux Haïtiens. J’avais pu­
blié à l’époque un article montrant
qu’il n’y avait pas de fondement
rationnel aux restrictions des
voyages internationaux car des
modèles mathématiques mon­
trent que cela n’empêche pas le vi­
rus d’entrer. Actuellement plus de
125 pays ont notifié des cas, il n’y a
aucun fondement à mettre en
place des contrôles sanitaires aux
frontières, le virus est déjà là.
C’est la combinaison des quatre
mesures évoquées précédem­
ment qui se révèle efficace. C’est
une leçon claire de ce qui s’est
passé en Chine et en Corée du Sud
où la courbe de l’épidémie a été
modifiée par des mesures stric­
tes, mais qui étaient parfois aussi
liberticides. On a vu en Chine des
personnes en quarantaine dont
on venait souder la porte du do­
micile afin qu’elles ne sortent
pas. Des mesures drastiques ont
un impact à court terme, mais si
on les relâche trop vite, l’épidé­
mie peut aussitôt redémarrer.

La gravité de la crise tient non
seulement au bilan humain
et économique mais aussi à son
impact sur le système de soins...
L’engorgement des hôpitaux
comme on le voit en Italie est
lourd de conséquences. On peut
imaginer qu’une personne faisant
un infarctus du myocarde et qui
ne serait pas prise en charge dans
les 90 minutes suivantes risque
davantage de mourir, il peut y
avoir des difficultés d’accès aux
soins, sans compter les choix cor­
néliens pour déterminer à quels
patients il faut donner la priorité.
C’est déjà le cas avec les choix faits
de tester systématiquement ou de
réserver les tests aux cas graves. La
Corée du Sud a été plus ambi­
tieuse que la France en testant
massivement.

Va­t­on connaître une deuxième
vague de l’épidémie?
Ce ne serait pas surprenant. La
pandémie grippale de 1918 en a
connu trois.
propos recueillis par
paul benkimoun

Les hôpitaux sur le pied de guerre pour répondre à la crise sanitaire


Le chef de l’Etat a demandé la mobilisation de « toutes les capacités hospitalières nationales » et le report des opérations non urgentes


L


es hôpitaux publics sont
désormais tous en alerte
maximale. D’un ton mar­
tial, Emmanuel Macron a an­
noncé jeudi 12 mars que les éta­
blissements de santé devaient se
préparer à affronter « la plus grave
crise sanitaire qu’ait connue la
France depuis un siècle ». Pour y
parvenir, a déclaré le chef de
l’Etat, « toutes les capacités hospi­
talières nationales ainsi que le
maximum de médecins et de soi­
gnants seront mobilisés », grâce à
la mise en œuvre de mesures « ex­
ceptionnelles ». Les opérations
non urgentes seront reportées,
les étudiants et les jeunes retrai­
tés seront mobilisés.
Quelques heures plus tôt, à l’hô­
pital Tenon, à Paris, une réunion
de crise avait donné le ton de la
journée. Devant tout le personnel
du bloc, les chefs de service ont
annoncé diviser par deux le nom­
bre d’interventions afin d’ouvrir
au plus vite de nouveaux lits pour
les patients Covid­19. « J’ai l’im­
pression que l’hôpital est en état

de guerre. On sait que l’ennemi est
à la frontière, mais qu’il n’a pas en­
core traversé », juge Michael At­
lan, chef du service de reconstruc­
tion et de chirurgie plastique.
Les quarante opérations hebdo­
madaires de chirurgie plastique
ont été annulées pour les deux
prochains mois. Seuls les pa­
tients souffrant d’un cancer ou
les urgences auront leur place au
bloc, et toutes les chirurgies qui
nécessitent une réanimation se­

ront contingentées. Dans le pire
des scénarios, toutes les salles
d’interventions seraient conver­
ties en salles de réanimation,
entraînant des « listes d’attentes
majeures » pour tous les patients
déprogrammés.

« On est souvent un peu ric-rac »
A l’hôpital Ambroise­Paré, à Bou­
logne­Billancourt (Hauts­de­
Seine), la décision a été prise dès
mardi soir de reporter toutes les

interventions de chirurgie ortho­
pédique non urgente. Objectif : li­
bérer des lits et du personnel
pour la vague de patients atten­
dus dans les prochains jours. « Il
n’était pas possible de commencer
le week­end avec une situation
déjà compliquée », explique Tho­
mas Bauer, le chef du service qui a
« tout déprogrammé jusqu’aux va­
cances d’avril ». Près de 60 pa­
tients sont concernés, et en cas de
besoin, 200 autres opérations
prévues en ambulatoire pour­
raient aussi être reportées.
« L’idée est d’aider nos collègues,
on ne peut pas faire mieux », sou­
pire le médecin.
La principale difficulté consiste
maintenant à trouver des solu­
tions de garde pour les enfants
des soignants. « Mon fils n’a plus
école à partir de lundi, je ne sais
pas ce qui va se passer, je n’ai
aucune réponse concrète à cette
question », témoigne Thomas
Bauer. L’annonce de la fermeture
de tous les établissements scolai­
res à partir du 16 mars a, semble­

t­il, pris de court les responsables
hospitaliers. « On est souvent déjà
un peu ric­rac. Tout soignant qui
manque à l’appel va nous mettre
en difficulté », prévient Rémi Salo­
mon, le président de la commis­
sion médicale d’établissement
des 39 hôpitaux de l’Assistance
publique­Hôpitaux de Paris.

Service de garde
Dans son allocution, le chef de
l’Etat a certes promis qu’un « ser­
vice de garde » serait mis en place
pour que les « personnels qui sont
indispensables à la gestion de la
crise sanitaire puissent faire garder
leurs enfants et continuer d’aller au
travail », mais nul ne semblait sa­
voir jeudi soir en quoi consistait
ce service. « Jusqu’au discours, on
n’imaginait pas que ce type de me­
sures allait tomber », raconte sous
couvert d’anonymat un directeur
dont l’hôpital se trouve actuelle­
ment « en plein tourbillon épidé­
mique ». « Cette éventualité nous
paraissait tellement improbable
qu’on ne l’avait pas chiffrée », re­

connaît­il, avouant « ne pas vrai­
ment avoir de solution à proposer.
Si les écoles ferment, ce n’est pas
pour proposer une autre forme de
regroupement ».
« On va avoir beaucoup de diffi­
cultés avec ça, tous les secteurs
vont être touchés, ça va être très
compliqué », juge, lui aussi,
Maxime Morin, le directeur de
l’hôpital de Roubaix (Nord), qui
s’attendait jeudi soir qu’il lui soit
rapidement demandé de déclen­
cher son « plan blanc ». Pour per­
mettre à un maximum de ses
soignants de pouvoir venir conti­
nuer à travailler, il espère d’abord
bénéficier d’une dérogation
pour maintenir ouverte sa crè­
che de 60 places. En collabora­
tion avec la mairie, le directeur
compte par ailleurs sur les « ré­
seaux de solidarité », par exem­
ple des employés de la mairie ou
des jeunes retraités de la fonc­
tion publique hospitalière qui
garderaient des enfants.
françois béguin
et chloé hecketsweiler

A Paris, en 2018. ADRIEN THIBAULT

« Nous assistons
à une cacophonie
au niveau mondial.
Le problème,
c’est l’absence de
chef d’orchestre »

La trêve hivernale prolongée deux mois


Dans le cadre de la lutte contre la propagation du SARS-CoV-2,
Emmanuel Macron a annoncé, jeudi soir 12 mars, le report de
deux mois de la fin de la trêve hivernale. 4 000 à 5 000 familles
sont concernées, selon le ministre du logement, Julien Denor-
mandie. « Concrètement, il n’y aura pas d’expulsion locative jus-
qu’à la fin du mois de mai », a précisé le ministre, vendredi matin
sur RTL. « Vu l’urgence et le risque sanitaire majeur pour les per-
sonnes fragiles dont de nombreux sans-abri font partie, c’est une
bonne nouvelle », a réagi le délégué général de la Fondation
Abbé Pierre, Christophe Robert. Les 14 000 places d’héberge-
ment d’urgence ouvertes pour la période hivernale seront
maintenues deux mois supplémentaires. – (AFP.)

LES  CHIFFRES


130 
Dans le monde
Près de 130 000 personnes
étaient atteintes par le
SARS-CoV-2 au 13 mars.
Près de 70 000 ont guéri,
et 4 700 sont décédées,
dont 3 176 en Chine et plus
de 1 000 en Europe. La Chine
compte désormais un total
de 88 cas « importés »
d’autres pays : un nouveau
défi pour les autorités sanitaires,
qui avaient réussi à endiguer
la propagation du Covid-
sur le sol national.


En France
Au 13 mars, plus de 2 870 cas
étaient recensés en France,
dont 699 dans le Grand-Est,
577 en Ile-de-France, et 349
dans les Hauts-de-France.
Le nouveau coronavirus
a fait 61 victimes.
Free download pdf