Le Monde - 14.03.2020

(WallPaper) #1

FINALEMENT, LA DATE A ÉTÉ DÉCALÉE.
Après des jours d’interrogation, le dîner, initiale-
ment prévu le 31 mars, a été repoussé au 23 juin, à
cause de l’épidémie de Covid-19. L’annulation était
tout sauf possible, l’événement étant de taille. Ce
sera donc deux jours après le début de l’été qu’aura
lieu, un jour de fermeture de Beaubourg, le dîner
annuel de gala des Amis du Centre Pompidou.
Depuis des mois, la petite équipe travaille à tous
les préparatifs. Le menu, ni trop riche, ni trop
chiche, établi avec le traiteur haut de gamme Potel
et Chabot et les vins choisis parmi les cuvées de
Philippine de Rothschild. Puis, le jour J, gérer les
quelque 950 personnes qui, à partir de 19 heures,
convergeront, le pas assuré, vers une porte latérale
du bâtiment dessiné par Piano et Rogers. Grands
et petits collectionneurs, artistes respectés,
marchands d’art réputés, financiers en vue, élus de
la République en représentation et quelques célé-
brités partageront accolades et bulles de cham-
pagne, avant de s’installer autour de grandes tables
dressées de nappes blanches, face à un Léger, un
Picasso ou un Giacometti. Rare privilège de dîner
en compagnie d’un chef-d’œuvre.
Il sera comme toujours de bon ton de se racler la
gorge et de bavarder pendant le tunnel du (long)
discours du ministre de la culture, suivi de l’inter-
minable réplique du président du Centre
Pompidou, sans oublier les remerciements exhaus-
tifs du directeur du musée. Certains convives s’esti-
meront encore une fois mal placés — car les « amis »
ne sont pas forcément tous copains entre eux —
voire déclassés, les salles latérales du musée n’ayant
pas autant la cote que celles dédiées aux maîtres du
xxe siècle. D’autant que cette mondanité a un prix :
1 200  euros l’assiette ou 15 000  euros la table de
douze, ce qui permet de lever en une soirée plus de
100 000  euros pour Beaubourg.
Ces festivités sont courantes aux États-Unis, où
l’amour de l’art et des mondanités s’exprime en
preuves sonnantes et trébuchantes. Si le premier
dîner à Beaubourg date de 2003, la tradition de
fédérer une communauté d’amateurs d’art autour
d’une institution remonte à 1897, date de création
de la Société des amis du Louvre, qui compte
aujourd’hui plus de 60 0 00 membres. Depuis,
quelque 200 000  donateurs font société dans
300 associations (de loi 1901) à Paris, Grenoble ou


Périgueux. Et leur apport est aussi précieux
qu’incontournable. Orsay vient ainsi de bénéfi-
cier d’un don de 20  millions d’euros d’un
membre de la société des Amis américains du
musée. En 2019, Les amis du Centre Pompidou
ont donné 3 millions d’euros pour les acquisi-
tions, alors que la subvention publique plafonne
à 1,8 million d’euros. Les Amis du Musée d’art
moderne de Paris ont mis 3 millions sur la table
pour ses travaux d’embellissement, et ceux de
Versailles ont contribué à acheter une commode
de Riesener à 3,5 millions d’euros.
« Je fais de la mendicité de luxe », déclare en sou-
riant Louis-Antoine Prat, qui officie en faveur de
la plus prestigieuse des institutions culturelles
françaises, la Société des amis du Louvre. Son
président est tombé dans le chaudron tout petit.
« J’ai passé ma vie au Louvre, j’y ai fait mes études,
j’y ai travaillé, je me suis lié aux directeurs, j’y ai
montré ma collection », détaille ce grand collec-
tionneur de dessins. Fort de cette connaissance
intime, il tente d’agir en plaque tournante, res-
ponsable de rien mais associé à tout. Louis-
Antoine Prat a d’ailleurs la petite moustache qui
frise à l’évocation de son dernier coup d’éclat.
En décembre 2019, il a tordu le bras au proprié-
taire d’un tableau de Pierre-Paul Prud’hon que le
Louvre n’aurait jamais pu se payer sans l’apport
des Amis. « J’ai fait passer le prix de 10 à 4 mil-
lions d’euros et on l’a offert au musée », se félicite
Louis-Antoine Prat.

EN


contrepartie de ces bons et loyaux ser-
vices, chaque musée offre à ses bienfai-
teurs un sésame pour visiter gratuite-
ment, voire en avant-première, ses
expositions et collections — il y eut par exemple, en
décembre dernier, un tête-à-tête musical avec La
Joconde à l’occasion de la rénovation de la salle des
États au Louvre —, mais aussi à des visites d’ateliers,
des conférences privées, des rencontres privilé-
giées avec les professionnels qui, au quotidien, font
vivre ces institutions. Le ticket d’entrée n’est d’ail-
leurs pas aussi élevé qu’on le croit – une centaine
d’euros en moyenne pour un donateur de base,
quelques milliers d’euros pour les plus généreux.
S’agissant d’une cotisation défiscalisée à hauteur de
66 %, ce clubbing est même plutôt bon marché.

D’autant qu’à la manière du Rotary club, ces soi-
rées privées et visites VIP favorisent réseau et
entregent. « Je n’ai jamais fait de business grâce au
château! », s’offusque l’entrepreneur Thierry
Ortmans, président la Société des amis de
Versailles, qui rappelle avoir rejoint l’association
quand il a pris sa retraite, parce qu’il est « amou-
reux du château et passionné par le xviiie siècle ».
Président des Amis du Musée d’art moderne de
Paris mais aussi d’Idinvest Partners, le financier
Christian Langlois-Meurinne, 66 ans, se défend
aussi d’un quelconque bénéfice personnel. « L’ami
qui vient pour réseauter, c’est moins de 5 % des
cas », veut croire l’homme d’affaires Léopold
Meyer, président des Amis du Centre Pompidou,
à l’unisson de ses homologues, affirmant que les

Orsay vient de toucher 20 millions d’euros


d’un membre de la société des Amis américains


du musée. En 2019, les amis du Centre Pompidou


ont donné 3 millions d’euros pour les acquisitions.


Les Amis du Musée d’art moderne de Paris


ont mis 3 millions sur la table pour ses travaux


d’embellissement.


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LE MAGAZINE

Jean-Michel Tixier pour
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