Libération - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1

10 u Libération Vendredi^13 Mars 2020


S


eulement un peu plus d’une
trentaine de cas déclarés,
dont aucun n’est endogène :
pour un pays partageant avec la
Chine 4 250 kilo­mètres de frontière
terrestre, la résilience de la Russie à
la pandémie du coronavirus est sur-
prenante. Le fait est que le pays a
pris des mesures d’isolation très for-
tes dès le début de l’épidémie : fin
janvier, la frontière terrestre avec la
Chine est in­tégralement fermée.
Le 18 février, le gouvernement russe
annonce la remise en place d’un ré-
gime de visas pour les ressortissants
chinois, rapidement suivie de l’in-
terdiction de tous les séjours touris-
tiques organisés, qui représentent
la quasi-totalité des flux entre les
deux pays. Les compagnies aérien-
nes russes ont aussi été parmi les
premières à annuler toutes leurs
liaisons avec les pays touchés, la
Chine d’abord, puis l’Italie.
Jeudi, les autorités ont interdit
l’entrée des ressortissants italiens
sur le territoire russe. Les Chinois
déjà présents en Russie sont quant
à eux soumis à une surveillance
particulièrement stricte : le 19 fé-
vrier, la presse russe révèle une cir-
culaire distribuée à tout le person-
nel des transports en commun de
Moscou, les enjoignant à signaler
à la police «toute personne de natio-
nalité chinoise» dans leur véhicule.
Une centaine d’étudiants chinois
dans les universités russes, accusés
d’avoir rompu leur quarantaine,
ont été expulsés du pays.

«Plutôt crever que
d’appeler un médecin»
Des mesures encore plus strictes
sont mises en place dans la capitale.
Le 5 mars, la mairie de Moscou or-
donne deux semaines de confi­-
nement à domicile pour toute per-
sonne, russe ou étrangère, revenant
de France, d’Italie, d’Espagne, de
Corée du Sud, d’Iran et de Chine.
Dès leur arrivée, les ­concernés ont
obligation de se signaler auprès du
département de la santé de la ville
et doivent ensuite observer une
stricte quarantaine. Le respect de
cette mesure, affirme la mairie, sera
assuré par les caméras de vidéo­-
surveillance omniprésentes à Mos-
cou et leur système de reconnais-
sance faciale, et les sanctions pour
ceux qui se risqueront hors de chez
eux peuvent aller de 500 roubles
(environ 6 euros) d’amende à...
cinq ans de prison, dans le cas d’un
décès provoqué par une personne
en rupture de quarantaine.
Mais, et c’est un mal récurrent en
Russie, le décalage entre les an­- Les voyageurs de certaines destinations (Italie, Chine, Corée du Sud, Iran...) pris en charge à leur arrivée à Moscou, le 21 février. Photo

Événement Monde


nonces et leur mise en œuvre est
abyssal. «On nous a simplement re-
mis dans l’avion un questionnaire
sur lequel nous devions indiquer
nos coordonnées et notre numéro de
siège. A l’aéroport, juste après le con-
trôle des passeports, des médecins en
tenue stérile ont pris la température
de tous les passagers et les ont photo-
graphiés, raconte Dimitri, de retour
d’Italie lundi. Mais une fois l’examen
terminé, quand j’ai demandé si je
pouvais prendre le train de banlieue
normalement, ils ont répondu : “Oui,
évidemment.”» Quant à la quaran-
taine obligatoire, il y est seulement
fait référence sur une feuille volante
remise aux arrivants : «Il vous est né-
cessaire de faire le maximum pour
rester chez vous.» Le tout sans la
moindre mention des lourdes sanc-
tions annoncées par la mairie.
«Le niveau de mauvaise information
est hallucinant, se plaint Kévin, ar-

rivé de France le 10 mars. Le numéro
d’urgence a été incapable de dire à
mon mari, russe, s’il était autorisé
ou non à sortir de chez nous après
mon retour.»
Certains ont reçu la visite de la po-
lice ou de médecins en combinai-
son quelques jours après leur arri-
vée, d’autres n’ont absolument pas
été inquiétés. Les uns se voient
priés de ne plus envoyer leurs en-

fants à l’école, d’autres n’ont pas
reçu la consigne.
Pour Dimitri comme pour Kévin,
une chose est certaine : s’ils voient
apparaître des symptômes, «plutôt
crever que d’appeler un médecin».
La défiance de la population envers
le système de santé est peut-être
le principal obstacle à l’applica-
tion des mesures de lutte contre
le coronavirus. Le 5 mars, l’oppo-
sant Alexeï Navalny publiait une
enquête vidéo dans laquelle il dé­-
nonçait l’impossibilité de se faire
dépister, les différents services ­­hos­-
pitaliers se renvoyant indéfiniment
la balle. Ceci alors qu’au mois de
­février, plusieurs voyageurs russes
mis en quarantaine à leur retour de
Chine avaient dénoncé des condi-
tions d’insalubrité effroyables, à tel
point que certains avaient préféré
s’enfuir comme on s’échappe de
­prison.

Le souvenir de ces histoires, très
­largement reprises sur les ré-
seaux sociaux, pousse de nombreux
­Russes présentant des symptômes
du ­Covid-19 à s’abstenir de préve-
nir les autorités. Le phénomène
n’est pas quantifiable : combien de
­personnes sont potentiellement
concernées? Peut-on faire confiance
aux chiffres officiels et aux autorités
sanitaires? Autant de questions
­condamnées à rester sans réponse,
tant la défiance est forte envers la
moindre annonce officielle.

«L’exemple
de Tchernobyl»
«Dans notre pays, il y aura toujours
des doutes. Les gens sont très étonnés
par ces chiffres, ils ont peur qu’on
leur cache des informations, regrette
Edouard Karioukhine, médecin à
Moscou. Tout le monde a à l’esprit
l’exemple de Tchernobyl, quand le

En Russie, «difficile de savoir si le système


de santé est prêt»


Les mesures radicales
contre le Covid-
sont appliquées
de manière aléatoire,
avec des hôpitaux
défaillants.

«Les mesures
annoncées vont

dans le bon sens.


Mais l’épidémie


finira par arriver,


c’est certain.»
Edouard Karioukhine
médecin à Moscou
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