Libération - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1
18 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Vendredi^13 Mars 2020
France

des documents que Libération
a consultés, la structure a reçu,
de 2014 à 2016, 16 500 euros de la
mairie de Voiron en subventions an-
nuelles et enveloppes ponctuelles,
quand Grandir ensemble a, elle,
­récolté, de 2015 à 2018, 53 895 euros.
Les deux associations servent d’in-
termédiaire entre la municipalité
et les jeunes du quartier, mobilisés
pour des petits jobs – peinture et ré-
novation de bâtiments publics, en­-
lèvement d’encombrants – afin de fi-
nancer leurs projets.
Si leur colère s’est étalée sur les faça-
des, c’est que le trésorier aurait pro-
fité de leurs efforts pour s’en mettre
dans la poche. «Parfois, des entre-
preneurs déposaient des chèques re-
versés en liquide, il rémunérait les
jeunes au black et il se rinçait en tant
qu’intermédiaire», explique une
source. Présidée par un ami de Cho-
kri Badreddine, Grandir ensemble
a disparu courant 2019, juste après
la perquisition, le 14 mars, du bu-
reau municipal de l’animateur dans
le cadre d’une enquête pour détour-
nement d’argent public et blanchi-
ment confiée à l’antenne greno-
bloise de la brigade financière de
Lyon. A la suite de son placement en
garde à vue en avril 2019, 178 000 eu-
ros ont été saisis sur son compte
personnel. «Des vérifications sont en
cours sur l’origine de ces fonds», a in-
diqué à Libération Eric Vaillant, le
procureur de la République de Gre-
noble. L’agent, suspendu trois se-
maines fin 2018 à la suite de l’appa-
rition des tags, est toujours salarié
de la collectivité. Le maire de Voiron
n’a pas souhaité commenter.
Autre épisode : le 17 juin 2019, après
dix mois de planques et d’écoutes,
des policiers de Voiron, appuyés par
la sureté départementale, interpel-
lent onze personnes à Brunetière et
dans deux villages alentour, dans le
cadre d’une enquête pour trafic de
stupéfiants. Ils saisissent 1,5 kg de
haschich, 150 g d’herbe, 100 g de co-
caïne, 25 000 euros en espèces, deux
véhicules et une arme automati-
que chargée. Trois hommes et une
femme sont placés sous mandat de
dépôt. Parmi eux figure un anima-
teur de la ville de Voiron, en contrat
aidé depuis 2018, «chaudement re-
commandé par Chokri Badreddine»,
bien que «déjà interpellé pour des
faits graves», note une source : «Il
est excellent animateur, les enfants
l’adorent. Mais le soir, il ouvre la
salle du quartier où se déroule le tra-
fic, les écoutes l’ont confondu.» La fin
de son contrat est prévue pour le
26 août 2019. Malgré son arrestation
mi-juin, il n’est pas mis à pied. Selon
nos informations, «à la demande de
Chokri Badreddine», son salaire est
payé normalement, y compris les
heures supplémentaires effectuées
lors des ouvertures en soirée du
­local «jeunes» en mai et juin – ces
mêmes périodes qui ont permis aux
enquêteurs d’acter la réalité du
­trafic, dans et autour de ce lieu à
Brunetière. Cet animateur est à ce
jour toujours incarcéré.
Le coup de filet aboutit aussi à l’in-
carcération de l’épouse d’un autre
animateur, en fuite à l’étranger.
L’histoire est rocambolesque : celui
que la police soupçonne d’être à la
tête du trafic a sans doute senti le

vent mauvais arriver. De janvier à
mars 2019, il enchaîne les arrêts ma-
ladie. Comme le médecin signataire
diffère son retour à chaque fois, «la
ville lui fait savoir qu’une enquête de
la sécurité sociale va être ouverte»,
explique une source. L’employé mu-
nicipal démissionne immédiate-
ment. Et les écoutes policières per-
mettent de comprendre qu’il est en
Thaïlande depuis des mois, aux frais
du contribuable... «Il y est encore, il
est toujours en contact avec certains
jeunes», souligne un observateur.

Une balle dans la tête
Le 3 novembre, un terrible fait
­divers endeuille Brunetière : un
homme de 25 ans est retrouvé gi-
sant, une balle dans la tête, vers
1 h 30 du matin, dans cette même
salle du quartier où se tenait le trafic
de drogue, avant de succomber au
CHU de Grenoble. Un suspect de
27 ans a été mis en examen et incar-
céré pour homicide volontaire par

Par
Maïté Darnault
Envoyée spéciale à Voiron (Isère)
Dessin
Sandrine Martin

C’


est l’un de ces couples im-
probables que la politique
a fini par rendre insépara-
bles. Leur alliance prospère sur
fond de pratiques opaques, au ser-
vice de la droite locale. Julien Polat,
35 ans, est depuis 2014 le maire de
Voiron, une ville de 20 000 habi-
tants en Isère. Diplômé de Scien-
ces-Po et de l’école de commerce de
Grenoble, encarté étudiant à l’UMP
avant d’être secrétaire départe­-
mental LR, ce natif du Pas-
de-Calais s’enorgueillit
d’avoir su «s’inscrire
dans le territoire».
Chokri Badred-
dine, 41 ans, est,
lui, un enfant du
pays : neuvième
adjoint du maire de
Voiron en charge de
l’éducation, de la jeu-
nesse, de la petite en-
fance et de la politique de la
ville, il a grandi à Brunetière, une
cité populaire de Voiron, dont une
partie est classée «quartier politique
de la ville». C’est à la faveur de cam-
pagnes communes qu’il est devenu
le «monsieur quartiers» de Polat.
Les deux hommes se sont ren­-
contrés à Moirans, une ville de
8 000 habitants voisine de Voiron,
au début des années 2010.A l’issue

des municipales de 2008, Julien Po-
lat est nommé directeur de cabinet
du nouveau maire LR de Moirans.
Chokri Badreddine, alors animateur
jeunesse à Voiron, est remercié à la
fin de son contrat, à la suite d’une
brouille avec l’équipe en place. Il
­atterrit à Moirans. Employé au pôle
enfance, jeunesse et éducation, il en
devient vite le directeur, place qu’il
occupe toujours. «Il n’est pas très
présent sur son poste, certains pen-
sent même qu’il est à temps partiel»,
confie un élu de l’opposition.
Polat et Badreddine mènent ensem-
ble leur première campagne aux lé-
gislatives de 2012. Polat, candidat à
la neuvième circonscription de
l’Isère, est introduit
par Badreddine sur
le territoire qu’il
connaît bien : «Je
suis venu avec lui
dans les quartiers,
à Voiron notam-
ment. Ça s’est très
bien passé ; dans
ces endroits, les gens
aspirent à être respec-
tés», raconte ce dernier.
Polat perd finalement de
4 000 voix face à Michèle Bonneton,
une candidate EE-LV, mais avec un
«score honnête, un peu plus élevé à
Voiron», note-t-il.
Cette ville devient donc sa pro-
chaine cible. En 2014, il se présente
aux municipales. Chokri Badred-
dine n’est jamais loin : «Il venait à la
sortie de la mosquée le vendredi. Il a
promis du boulot à ceux qui avaient

20 km

ISÈRE
Grenoble

SAVOIE

HAUTESALPES

AIN

LOIRE

ARDÈCHE
DRÔME

Voiron

une petite entreprise, aux jeunes, des
proies faciles, en les alpaguant pour
leur dire d’aller voter Polat», raconte
une habitante de Brunetière. Polat
l’emporte de moins de 500 voix face
au maire socialiste sortant. Et
­Chokri Badreddine est naturelle-
ment nommé adjoint.

Une équipe qui règne
Julien Polat brigue aujourd’hui un
nouveau mandat, sans l’étiquette LR
cette fois, pour «ne pas perturber la
relation directe» avec les électeurs,
explique à Libération celui qui est
également devenu vice-président
du conseil départemental de l’Isère
et premier vice-président de la com-
munauté d’agglomération du Pays
voironnais. Comme en 2014, Chokri
Badreddine figure en neuvième po-
sition sur sa liste. On ne change pas
une équipe qui règne, quitte à passer
sous silence les agissements dou-
teux de certains de ses agents.
Un soir de décembre 2018, des tags
fleurissent sur les murs de Brune-
tière. Ils mettent en cause un anima-
teur jeunesse de la mairie, trésorier
de deux associations : Music et Gran-
dir ensemble. La seconde, créée
en 2014 avec le soutien de Polat et de
Badreddine pour «la promotion d’ac-
tivités éducatives et citoyennes, la
création d’activités de loisirs, spor­-
tives ou culturelles dans une logique
éducative, la solidarité nationale et
internationale», est censée avoir ab-
sorbé la première depuis 2016. Or,
fin 2018, le trésorier utilise toujours
le compte bancaire de Music. Selon

A Voiron, le maire


fidèle à la


politique du sbire


L’édile de la ville de l’Isère, Julien Polat, élu en 2014 et


qui se représente, s’est appuyé dans certains quartiers


sur un de ses adjoints aux relations douteuses.


Conséquences : un agent municipal fait l’objet d’une


enquête pour détournement d’argent public et


blanchiment, et deux animateurs sont soupçonnés


d’être impliqués dans un trafic de drogue.

Free download pdf