Libération - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1

28 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Vendredi^13 Mars 2020


C’


est un écrin en fourrure
dans les tons écureuil, un
décor qui ressemble à une
maison de poupée sans meubles, les
poils de la moquette sont soyeux,
l’ensemble est à la fois laid et enga-
geant, luxueux et cache-misère.
Sur les murs et le plafond bas, eux
aussi recouverts de fourrure, sont
graffités toutes sortes de visages.
Quelqu’un s’est peut-être exercé à
ces esquisses au fusain, il y a long-
temps, et on pense évidemment au
père absent. Il n’y a pas de fenêtre,
pas d’ouverture, hormis un escalier
qui permet d’accéder au dehors.
Ce sont trois personnes confinées
dans une cave, ou plutôt un terrier,
mais pas n’importe lesquels ; l’espace
a la douceur vénéneuse et tenace
d’un souvenir d’enfance.
On ne s’extrait pas de la famille, ou
jamais complètement, c’est ce que
raconte la Ménagerie de verre, pièce
sur la mémoire douloureuse d’une
énergie vaine, premier succès de
Tennessee Williams en 1944, et
drame étrange et expérimental
s’il en est : il ne raconte rien. Rien
d’autre que le souvenir d’une dé-
ception, le récit d’un soufflet men-
tal qui s’affaisse, comme les deux
acteurs (Justine Bachelet et Nahuel
Pérez Biscayart, découvert dans
120 Battements par minute de
­Robin Campillo) qui jouent Laura
et Tom, les enfants, et ne cessent
de s’écrouler sur cette moquette
­devenue spongieuse parce qu’il
s’est mis à pleuvoir et que tout fuit,
tout suinte, les souvenirs peuvent
rouiller également.
Un jeune homme doit venir, un «ga-
lant», comme dit la mère, Amanda
(Isabelle Huppert), qui répète ce
mot désuet à tout-va. Elle parle à
toute vitesse, s’emballe, raconte que
lorsqu’elle était jeune fille, au temps
de sa splendeur, elle a reçu jusqu’à
dix-sept «galants» le même après-
midi, qu’il n’y avait pas assez de
­sièges, qu’il a fallu «expédier le
­nègre à la maison paroissiale pour
emprunter des pliants». L’esclavage
venait à peine d’être aboli, c’est
dans ce monde qu’est né Tennessee
Williams à Columbus (Mississippi),
en 1911. La pièce nous projette dans
une famille proche de la sienne :
une sœur malade, une mère exté-

nuante et rêveuse, et lui, le narra-
teur, qui s’enfuit dans les salles de
cinéma – ou peut-être ailleurs, la
nuit. Le «galant» qui remplit d’es-
poir Amanda ne lui est pas destiné,
elle ne le connaît pas, mais elle
­planifie déjà de le marier à sa fille
diminuée. Plus il tarde à venir, plus
elle est certaine de cette union, s’en
réjouit, et plus elle brique et range
sa cave, son terrier, son écrin.

Poule au pot. Ce sont trois soli­-
tudes, donc, enfermées dans le ré-
duit de leur obsession, dans la bulle
mnésique du narrateur-frère-fils-al-
ter ego de Tennessee Williams et un
spectacle qui évolue favorablement
dans la mémoire, comme si les
émotions qu’il recèle prenaient leur
ampleur après la représentation.
Qui ignore la déflagration des illu-
sions assassines et leur reconstitu-
tion plus ou moins bancale, car il
faut bien continuer? Isabelle Hup-
pert, en robe d’ancienne jeune fille,
excelle en vitalité désespérée, tour-

billon qui ne peut s’arrêter sans dé-
choir. Au début de la pièce, tout va
(plutôt) bien : elle prépare une vraie
poule au pot, qu’elle écartèle et pré-
sente au public avant de la lancer
dans une marmite en cuivre ruti-
lante avec son céleri, et le détail est
dans le cuivre rutilant pour une
­dînette fictive.
Dans cette pièce sur le souvenir,
l’actrice compose avec la mémoire
corporelle d’autres rôles – rire et
jeux de mains de Bob Wilson, vita-
lité de la postière dans la Cérémonie
de Claude Chabrol. L’actrice offre
à Amanda des fêlures qui s’agran-
dissent et s’exaltent, et plus elles
s’agrandissent, plus l’énergie
monte, plus Amanda devient as-
phyxiante, mange l’espace qu’elle
offre à ses enfants.
Puis, accalmie, elle disparaît. Splen-
deur de Justine Bachelet, quand
elle parle enfin, aussi fragile que
les statuettes en verre qu’elle collec-
tionne et dans lesquelles son
monde se reflète. Le frère et la sœur

s’enlacent, ils respirent. Laura n’est
pas que l’objet de sa mère, elle a
une volonté, elle ne veut pas de ce
«galant» (Cyril Guei, lui aussi mer-
veilleux) que son frère a rencontré
dans l’entrepôt qui l’emploie. Pas de
ce «galant», dont elle a été amou-
reuse au lycée, et qui fracasse les
constructions fragiles de cette mai-
son de poupée par sa raison même.
L’excellente idée, perceptible dès le
début de la pièce, est que ce n’est
pas la jeune fille qui est déficiente,
mais le regard porté sur elle, et qui
fabrique sa folie.

Catafalque. La bande-son est
composée de standards américains
des années 50, contemporains de la
date de naissance d’Ivo Van Hove.
On pourrait croire à une radio qui
ne s’arrête jamais. Un rideau noir
tombe à chaque séquence, transfor-
mant le décor en catafalque, et an-
nulant le passage du temps. Il y a le
bruit des gouttes de pluie dans les
boîtes de conserve déposées en

hâte, et les ombres des personnages
qui s’enlacent et fusionnent sur la
paroi. Il y a le metteur en scène
belge prolifique qui creuse, à travers
le monde, le sillon des mythes de
l’Amérique populaire des années 50


  • après Vu du pont, d’Arthur Miller,
    qu’il a présenté à l’Odéon en 2016,
    et West Side Story, dont la première
    avait lieu à New York pendant les
    répétitions à Paris de la pièce de
    Williams. Sans compter, en avril, la
    mise en espace de Qui a tué mon
    père d’Edouard Louis, à Amster-
    dam. C’est trop? Paradoxalement,
    une certaine fragilité du geste,
    qui se précisera sans doute avec le
    temps, est aussi ce qui renforce
    cette ode à la vulnérabilité.
    Anne Diatkine


La Ménagerie de verre
de Tennessee Williams
m.s. Ivo Van Hove.
Odéon-Théâtre de l’Europe,


  1. Jusqu’au 26 avril.
    Rens. : http://www.theatre-odeon.eu/fr


«La Ménagerie de verre»,


troubles de mémoire


Mise en scène à l’Odéon
par Ivo Van Hove,
la pièce aux accents
autobiographiques
de Tennesse Williams
dépeint le huis clos
d’une mère
envahissante et de ses
enfants dont elle pense
gérer l’avenir.

culture/
Scènes

Isabelle Huppert, Justine Bachelet et Nahuel Pérez Biscayart dans la Ménagerie de verre, de Tennessee Williams. Photo Jan Versweyveld
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