Libération - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1

Libération Vendredi 13 Mars 2020 u 29


S


teve Jobs, montre-toi!
Et qui es-tu, d’abord,
toi qui as changé nos
vies? Le quadra sympa qui
rentre son pull dans son jean
délavé pendant ses keynotes,
ou le capitaliste assoiffé de
contrôle qui veut asservir le
monde au joug de ses névro-
ses? Le romancier et drama-
turge Alban Lefranc, qui n’en
est pas à son premier travail
faussement biographique ou
réellement fictif, a claire-
ment choisi la seconde op-
tion pour cette pièce créée au
Manège de Maubeuge (Nord)
dans le cadre du festival Ca-
baret de curiosités, lancé par
le Phénix, Scène nationale de
Valenciennes.
Maniaque obsessionnel qui
cherche à éviter toute micro-
décision parasitante, tyran
technologique déconnecté
du monde, son Steve Jobs est
tendu vers la pureté sans
heurts d’une routine où «peu
importe quoi manger pourvu
que ce soit toujours la même
chose». La notion d’évite-
ment traverse tout le specta-
cle. Cette pensée ergonomi-
que à l’écart du chaos se
touche du doigt sur les surfa-
ces éclairées de nos télépho-

folk, basse avec boucle...) du
répertoire populaire contem-
porain. Tandis qu’au centre
de la scène, un monticule de
neige où se repose Steve Jobs
attaqué par son cancer du
pancréas représente sa place
au milieu de toutes les influ-
ences en même temps que
l’île déserte qu’il est seul à
habiter. Insaisissable comme
le personnage, cette oasis ru-
tile sous nos yeux et nous
échappe, fond sans contrôle,
invitant enfin sur scène l’im-
prévisibilité du chaos. «Psy-
chorigide nu mourant sur lit
de confusion» serait un bon
sous-titre à la pièce.

Organes. Et puis il y aussi
le mutisme de la comédienne
Cécile Fisera, enrôlée dans
une idée de mise en scène
absolument éclairante. La
femme de Steve Jobs, depuis
le début du spectacle assise
en fond de scène, immobile,
est sollicitée deux fois par
son mari, qui parle certaine-
ment mieux à son clavier
d’ordinateur. Elle lui apporte

la liste de ses organes, puis
un dictionnaire médical.
Sans rien dire, sans produire
d’autre son que le martèle-
ment de ses talons sur la
scène. Tout est alors compris,
la façon dont le mogul traite
son entourage et ce qu’il lui
renvoie de sa non-présence.
Steve Jobs, montre-toi! Mais
a-t-il jamais été là?
Guillaume Tion
Envoyé spécial à Maubeuge

Steve Jobs
d’Alban Lefranc
m.s. Robert Cantarella.
En tournée :
les 17 au 18 mars à la
Comédie de Caen (14),
du 24 au 26 mars au théâtre
la Vignette, Montpellier
(34), les 15 et 16 avril
à l’Espace André-Malraux,
Chambéry (73)
et les 29 et 30 avril
au Cratère à Alès (30).

O


n se réjouit de voir les duettis-
tes déjantés suisses Marco
Delgado et Nadine Fuchs,
sensation de la dernière programma-
tion off d’Avignon, ce samedi au
CentQuatre. Dans quelle pièce, quel-
les circonstances? Il est probable
qu’ils l’ignorent eux-mêmes. Cette
notule vise donc à les informer des

cherche un équilibre entre
une présence distante et une
forte implication corporelle,
déshabillage et rhabillage in-
clus, dans ce qui s’apparente
à un long monologue. Son
personnage se raconte
d’ailleurs davantage à travers
ses interactions avec les au-
tres que dans ce qu’il avance


  • et Maury trouve habilement
    de quoi poser un pont entre
    l’image du visionnaire soli-
    taire et le questionnement de
    celui qui se demande «à quoi
    sert un enfant»?
    Robert Cantarella, lui, choisit
    d’illustrer sur scène la pensée
    de Steve Jobs, et notamment
    cette fameuse structure invi-
    sible qu’il a conçue, qu’il
    glisse dans ses machines et
    qui lui permet de tout englo-
    ber, du cul au grille-pain, et
    de tout esquiver. Pour y par-
    venir, Cantarella passe no-
    tamment par la musique.
    Côté jardin, des amplis diffu-
    sent du baroque. Côté cour,
    un multi-instrumentiste,
    Frank Williams, joue en live
    et chante pendant une bonne
    demi-heure (guitare nylon,


«Steve Jobs», seul à l’Apple


nes, dont le monologue
brillant interprété par Nico-
las Maury nous explique à
quel point elles nous permet-
tent, en nous rétroéclairant,
d’évacuer dans l’ombre le
principal problème de nos
vies, les autres. Texte formi-
dable de Lefranc, qui nous
fait comprendre Jobs à une
hauteur inédite, celle de son
pancréas malade. Texte mal-
heureusement trop délayé,
qui ressasse ses idées fortes
et finit, comme sa Nemesis, à
refuser les micro-digressions.

Baroque. Reste l’engage-
ment de Nicolas Maury et la
radicalité du metteur en
scène, Robert Cantarella.
Tous deux cheminent aux
marges, dans une tentative
de donner chair à une virtua-
lité ou de dépouiller l’hu-
main jusqu’à n’en voir que
ses contours. Le comédien

Ecrit par Alban Lefranc et mis en scène
par Robert Cantarella, le monologue joué
par Nicolas Maury décrit l’isolement du
mogul malade et assoiffé de contrôle.

risques, afin qu’ils se lancent dans le
jeu inventé par Clara Le Picard
(U.J.S.R.A., pour «Un jeu de société
dans les règles de l’art») en toute
­connaissance de cause.
Un grand lino multicolore sur lequel
des mots hétéroclites sont inscrits,
un galet lancé au hasard sur l’un
d’eux, quatre joueurs dont deux artis-
tes associés au théâtre où se déroule
la partie, un arbitre, de la musique
en live, et la performance peut
­commencer. Le galet glisse sur un
mot, l’artiste improvise sur l’œuvre
que lui évoque ce mot. Aucune partie
ne se ressemble, mais plus il est capa-
ble de divaguer, plus elles sont réus-
sies. C’est Agnès Desarthe, qui fait
mourir de rire l’assemblée, avec le
terme «pourcentage» en explorant le
nombre de «gros mots» de Proust

dans la Recherche... C’est la danseuse
Kaori Ito dont le galet glisse sur «mar-
che», ce qui la projette physiquement
et verbalement sur Dialogue avec la
gravité de Ushio Amagatsu, et nous
montre comment on danse quand on
est mort, définition du butô, selon
elle. Ou encore Olivier Martin-Salvan
et Taïcyr Fadel qui dansent sur Single
Ladies de Beyoncé. L’effet? Non seu-
lement les participants ne parlent pas
d’eux-mêmes mais des autres, mais
ils rompent avec l’isolement, qui est
le lot, la plupart du temps, des artis-
tes dits «associés» aux théâtres.
A.D.

U.J.S.R.A. (Un jeu de société
dans les règles de l’art)
de Clara Le Picard Une fois par
mois au CentQuatre : le 14 mars à 19 h.

Jeux en bonne société au CentQuatre


«U.J.S.R.A.», rendez-vous
mensuel conçu par Clara
Le Picard, mise sur le sens
de l’improvisation des
artistes associés au lieu
face à d’autres comédiens
ou danseurs invités à se
confronter en musique.

Nicolas Maury, entre présence distante et forte implication corporelle. Alix Boillot

Le texte formidable d’Alban


Lefranc, malheureusement


trop délayé, nous fait comprendre


Jobs à une hauteur inédite,


celle de son pancréas malade.

Free download pdf