Libération - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1

30 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Vendredi^13 Mars 2020


E


lle était cinéaste, actrice et elle avait
fondé sa propre maison de production,
Tabo Tabo Films, elle avait mille idées
à la minute, elle était généreuse et audacieuse,
et elle vient de mourir. Mais pourquoi? Pour-
quoi la mort est-elle tombée sur Tonie Mar-
shall, qui avait un film de genre à tourner cet
été, plusieurs séries sur le feu, un documen-
taire dystopique sur le capitalisme au féminin
où elle imaginait qu’Olympe de Gouges n’était
pas décapitée et entraînait toutes les femmes
à prendre le pouvoir? Tonie Marshall était ou-
verte à toutes les aventures, mais elle tenait sa
ligne, on ne la faisait pas changer d’avis facile-

souhaitait un garçon. «Je porte un prénom qui
m’a valu d’avoir une carte de sécurité sociale
avec un 1 et de recevoir encore maintenant du
courrier sous le nom de “monsieur Marshall”.»
Son père, le producteur, acteur et homme
d’affaires américain Bill Marshall, était égale-
ment, disait-elle «mythomane et escroc, en
haut de la tour Eiffel et en bas du précipice».
S’il ne l’a pas élevé, il fut un puits de fiction
pour sa fille, cadeau qu’il lui fit malgré lui.
­Petite fille, sa chambre jouxte la cabine de
projection du cinéma art et essai des Ursuli-
nes, à Paris, et en s’endormant, elle découvre
par la bande-son et en version originale,
les films de Bergman, Fellini, Resnais, dont
elle invente les images. Quand la nouvelle
­vague arrive, Tonie se souvenait d’avoir iden-
tifié la nouveauté par le son. Une paroi, des
secrets qu’on découvre à travers : la scène est
reprise dans nombre de ses films, dont le plus
­autobiographique, Au plus près du paradis,
en 2002 avec Catherine Deneuve et Hélène
Fillières.

Café-théâtre. Tonie Marshall avait quitté
le lycée à 16 ans pour jouer la comédie en Ar-
gentine avec la troupe de Graziella Martinez
où elle interpréta une Giselle en béquilles, et
danser à Londres. Jeune actrice, elle fait du
café-théâtre avec Anémone qu’elle adorait, et
joue dans des pièces de boulevard avec Darry
Cowl. L’une de ses premières apparitions au
cinéma est dans l’Evénement le plus impor-
tant depuis que l’homme a marché sur la lune,
de Jacques Demy, où sa mère, Micheline Pre-
sle, est une gynéco d’anthologie, qui fume en
auscultant Mastroianni enceint. «Etre actrice
quand on est la fille de Micheline Presle, c’est
être la reine des noix, non ?» questionnait-elle.
Elle est encore actrice dans les films de Jean-
Claude Biette, Jacques Davila, Gérard Frot-
Coutaz – preuve que ses goûts sont éclecti-
q u e s. E l l e ava i t f a i t p a r t i e d e s
300 personnalités du cinéma qui avaient
fondé le collectif «5050 pour 2020» début 2018
pour la parité dans la profession.
Bleu, vert, gris : la couleur de ses yeux variait
selon les quartiers de Paris. Blonde, les che-
veux en bataille, très mince, elle montait à
toute vitesse les quatre étages sans ascenseur
jusqu’à ses bureaux. Enfin, un peu moins vite,
un peu moins facilement, ces derniers mois.
Elle avait confiance, elle continuait à tra-
vailler, parlait très souvent de sa fille et de son
fils et de leur père. Elle envoyait des textos
avec des trèfles et des chaussures aiguilles.
Elle adorait la mode, était très amie avec
Jean-Paul Gaultier dont elle venait de signer
un grand show. Aux obsèques de son amie
Anémone, elle avait lancé que la prochaine
fois qu’elle irait dans un cimetière, ce serait
à son propre enterrement. Mais elle avait
quand même entre-temps rendu hommage,
à la Cinémathèque, à Anna Karina.
Anne Diatkine

Tonie Marshall,


Vénus s’éclipse


L’actrice, cinéaste et scénariste
franco-américaine est morte
jeudi à 68 ans. Elle a signé
une quinzaine de films, dont
le succès «Vénus Beauté», qui lui
avait valu de devenir en 2000
la seule réalisatrice césarisée.

ment. Elle avait une force de conviction qui lui
permettait de soulever des menhirs, et de se les
mettre dans la poche. Aux aguets, Tonie Mar-
shall avait un don rare : celui de faire confiance.
Elle parlait et observait en même temps, et le
moindre détail devenait avec elle
objet d’une fiction possible. On
la revoit, imitant la posture des
hommes de pouvoir affalés dans leur fauteuil,
quand une femme prenait la parole.

Fantaisie. Ce qui frappe, dans ses comédies,
est qu’elle a souvent choisi des sujets qualifiés
de mineurs par ceux qui régnaient en maître.
Vénus Beauté (1998), sur l’angoisse de décatir,
la lutte contre le poil, la vie d’un salon de
beauté, et la mélancolie qui étreint au mo-
ment de Noël? Petit sujet, ont jugé les déci-
deurs. Qui n’ont pas eu de flair, car non seule-
ment le succès fut phénoménal, mais Tonie
Marshall reçut le césar du meilleur film et ce-
lui du meilleur réalisateur (sic) – c’est ainsi
qu’on disait à l’époque et du reste depuis, au-

cune femme n’a obtenu cette statuette. Bulle
Ogier, qui interprétait la directrice acerbe et
impeccable du salon, expliquait combien Vé-
nus Beauté a porté bonheur à toutes ses actri-
ces. De fait, plus de vingt ans après sa sortie,
on se souvient même de celles
qui faisaient des apparitions,
Claire Nebout en cliente exhibi-
tionniste notamment. Plus récemment, Nu-
méro Une – que beaucoup s’obstinaient à re-
baptiser Numéro Un – avec Emmanuelle
Devos, avait été retoqué par l’avance sur re-
cette. Pas d’importance, Tonie Marshall
tourna quand même ce film sur la guerre du
pouvoir interdit aux femmes dans les entre-
prises du CAC 40, et l’audience fut là. Il y avait
de la fantaisie dans ses films : dans le mé-
connu France Boutique, Karin Viard écoule
les produits les plus improbables dont un as-
pirateur à couper les cheveux. Tonie Marshall
est née à l’hôpital américain, à Neuilly, sous
un prénom de garçon, Anthony Lee, parce
que sa mère, l’actrice et star Micheline Presle,

Disparition


Petite fille, sa chambre
jouxte la cabine de

projection du cinéma art


et essai des Ursulines.


Tonie Marshall en mars 1994. Photo Éric Robert. Sygma. Getty Images
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