Libération - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1

Marchande


Agnès Pannier-Runacher Secrétaire d’Etat auprès


du ministre de l’Economie, cette inspectrice des Finances,


qui se dit de gauche, se félicite d’être passée par le privé.


Par Christophe Alix
Photo Albert Facelly

nement actuel de ceux qui l’ont précédé : «La plupart de ses
membres ont eu une expérience professionnelle en dehors de la
politique et leur légitimité est assise sur de vraies compétences.»
Lorsque l’on interroge ses proches, tous louent le côté couteau
suisse de l’actuel pompier de service des PME, dans un minis-
tère qu’elle connaît par cœur pour en être issue. «Agnès fait
partie de ces femmes qui choisissent tout, les enfants, la carrière
et même l’engagement politique, elle a cette qualité de savoir
faire l’hélicoptère entre les idées générales et la soute», dit d’elle
son ex-patronne à l’AP-HP, dont elle fut le numéro 3. «Lors-
qu’elle parle industrie, c’est vraiment une des nôtres, elle ne fait
pas de la politique en chambre et comprend d’instinct le ter-
rain», renchérit un chef d’entreprise qui rêverait que «tout
l’Etat lui ressemble». La syndicaliste d’Ascoval, qui a pu la voir
à l’œuvre dans le sauvetage de l’entreprise sidérurgique, n’ap-
portera aucune note discordante : «Sa mission était de fermer
la boîte, elle nous a d’abord écoutés. Elle a eu le courage de ne
pas se cantonner à ce qu’on lui demandait.» Issu d’un village
des Corbières, son meilleur ami rencontré à HEC convient
pour sa part qu’il faut dépasser son côté «cérébrale au parcours
en apparence désincarné. Partout où elle va, elle est toujours
en mission, avec du résultat à produire, reconnaît celui qui lui
doit sa découverte du cinéma japonais et de Nabokov. Mais
c’est aussi et avant tout un
cœur, l’honnête femme ver-
sion XXIe siècle».
Confessant une culture poli-
tique «presque nulle» lors-
qu’elle rejoint En marche
en 2016 – dix ans après avoir,
via l’Inspection des finances,
connu Macron jugé alors
«époustouflant» –, cette pas-
sionnée de danse qui a ap-
pelé son troisième fils Auré-
lien en hommage à Aragon se
revendique de gauche. Inta-
rissable sur le blocage de l’as-
censeur social, elle se désole d’une société d’étiquettes et de
statuts, à commencer par le sien, s’indignant «non pas des
­inégalités dans l’absolu mais des inégalités de destin». Passée
de plus de 500 000 euros de rémunération par an à 115 000 eu-
ros brut, elle se dit hantée par la trahison des élites, lorsqu’à
l’âge de 9 ans, son père lui avait fait jurer qu’elle rentrerait en
résistance en cas d’envahissement du pays.
Issue d’une famille d’origine marseillaise couvrant tout le
spectre de la gauche côté maternel et de la droite côté pater-
nel, elle a eu droit à une éducation pour le moins «dirigée»,
se rappelant une jeunesse passée à étudier et se cultiver. Ses
parents, qui tiennent les boums pour «du temps perdu», auto-
risent Woody Allen au cinéma mais pas Rocky – elle n’a décou-
vert Disney qu’avec ses trois enfants. En famille, on visionne
l’austère Un condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson.
Chez les Runacher, point de salut en dehors des prépas. Exit
donc la médecine dont elle nourrira longtemps le regret. Elle y
rencontre son mari, cadre dirigeant dans une filiale d’Engie,
lui aussi passé par l’Inspection des finances. A la sortie de
l’ENA, elle lorgne l’Inspection générale des affaires sociales
(Igas) mais change vite d’avis quand on lui dit qu’au regard
de son rang, «c’est n’importe quoi». Marquée par la lecture du
Peuple contre la démocratie du politologue américain de Har-
vard Yascha Mounk, elle avoue ne pas avoir su quoi répondre
lors d’un tractage à l’argumentaire millimétré d’un partisan
du «Frexiter» François Asselineau. Citant plus spontanément
les mesures du gouvernement contre les violences conjugales
et pour le handicap que celles visant à booster l’attractivité
du pays, cette mère de famille voit dans l’économie non une
fin mais un moyen au service d’un projet de société. «La théo-
rie de la valeur actionnariale n’a jamais que 40 ans et n’est pas
immuable, il faut regarder le temps long», dit cette ancienne
dirigeante de société cotée, qui a renoncé à plusieurs jetons
de présence d’administratrice lorsqu’elle a rejoint le gou­ver­-
nement. Tout compte fait, elle ne regrette rien de son propos
sur les Smarties. «L’époque dégouline à la fois de bien-pensance
et de haine et l’une se nourrit de l’autre, conclut-elle, j’assume
ma liberté de dire les choses telles qu’elles sont.» Elle a refait
­depuis les calculs : rapporté au poids de BlackRock, sa compa-
raison est à la bonne échelle, assure-t-elle chiffres à l’appui.
Non mais !•

1974 Naissance.
2003 Rejoint
l’Assistance publique.
2008 Lancement du
Fonds stratégique
d’investissement
(futur BPI France).
2016 Adhère
à En marche.
2018 Entre au
gouvernement.

I


l faut se méfier des petites phrases qui vous collent ensuite
à la peau comme un sparadrap. En pleine grève des retrai-
tes, Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’Etat modèle de
la macronie jusque-là sous les radars médiatiques, compare
le marché français de la capitalisation à une «boîte de Smar-
ties» pour BlackRock, le géant mondial de la gestion d’actifs.
«Arrêtons de croire, précise-t-elle, que nous sommes au centre
du monde !» Un impair qui lui vaudra cette sèche mise au point
de son ministre de tutelle, Bruno Le Maire : «La France n’est
pas une boîte de Smarties, la France est
une grande nation, attractive pour les in-
vestisseurs, tous les grands ­investisseurs.»
Non mais! Il y a quelques jours, alors que
le CAC 40 connaît sa pire dégringolade depuis 2008, elle réci-
dive en mode trader à la tête froide : «C’est plutôt le moment
de faire de bonnes affaires en Bourse aujourd’hui.»
Cette menue quadra à l’allure juvénile et discrète vit-elle sur
la même planète que les petits épargnants qu’elle croit ainsi
rassurer? Elle donne matinalement rendez-vous dans un
­bistrot à l’ancienne de Passy. Là où tiennent leurs réunions
les «marcheurs» du XVIe dont elle fut la «référente» avant de
figurer cette fois sur la liste pour les municipales. Voisine du
quartier Jasmin, cette «vraie Parisienne» qui a déjà déménagé

«dix fois», aux métros «Blanche, Belleville, Jaurès et Rue-de-la-
Pompe», égrène-t-elle, se révèle d’un abord simple et direct,
à l’image de son sac à dos de collégienne dans lequel elle trim-
balle ses lourds dossiers de Bercy.
A chaque question, cette première de la classe au parcours de
machine de guerre – Louis-le-Grand, HEC, l’ENA dont elle sort
dans la botte inspectrice des Finances – vous renvoie des ré-
ponses bien calibrées mais sans jamais donner l’impression
qu’un algorithme «techno 4.0» a pris possession de son cer-
veau. «Je suis une analytique qui aime l’ac-
tion et a ramé pour devenir plus synthé­-
tique», se décrit-elle en «pur produit social,
pas brillante mais bosseuse». Longtemps
à l’écart de la politique active, cette haute fonctionnaire partie
dans le privé, d’abord chez l’équipementier automobile Faure-
cia avant de devenir numéro 2 de la Compagnie des Alpes et
de candidater à la tête de la RATP, affirme ne pas être obnu­-
bilée par sa carrière. «Les études et la réussite, ça a été une ob-
session familiale, jusqu’à la névrose», reconnaît-elle, mais ce
qui l’intéresse, c’est de démontrer à chacun de ses postes son
«employabilité». Un terme emprunté au vocable des ressources
humaines qu’affectionne cette «manageuse» habituée aux
­allers-retours entre public et privé, et qui distingue le gouver-

Le Portrait


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