Comment un petit virus empoisonne l’économie
Jean-Marc Vittori
@jmvittori
Comment une si petite bête peut-
elle faire autant de mal à l’écono-
mie? Le virus qui a tué jusqu’à pré-
sent 0,00004 % de la population
mondiale a déjà appauvri les
actionnaires de 2.500 milliards de
dollars en une seule journée. Et va
effacer au moins 1.000 milliards de
dollars de PIB en 2020, selon les
experts de la Conférence des
Nations unies pour le commerce et
le développement.
A en croire certains, pareille
déroute ne saurait s’expliquer que
par des comportements irration-
nels ou les « esprits animaux » de
Keynes. C’est aller un peu vite. Des
décisions logiques peuvent en
expliquer la majeure partie.
Point de départ : un virus conta-
gieux e t mortel. I l rend malades des
femmes et des hommes, parfois
jusqu’à leur ôter une vie précieuse.
Deuxième élément : l’outil le plus
efficace à court terme pour conte-
nir le mal est l’isolement. La Ciotat
fut épargnée par la peste qui tua le
quart de la population provençale
en 1720 parce que la ville était
entourée de murailles qui ont per-
mis de filtrer les flux. En 2020, la
Chine a réussi à faire reculer l’épi-
démie de coronavirus en limitant
drastiquement la circulation. Et les
pouvoirs publics ont d’autant plus
intérêt à freiner les mouvements
qu’ils doivent étaler l’épidémie
dans le temps afin d’éviter l’engor-
gement des hôpitaux, comme l’a
expliqué le ministre de la Santé Oli-
vier Véran.
A partir de là, il devient possible
de repérer les g rands l eviers de l’épi-
démie sur l’économie. Ils portent
sur l’offre et la demande, le « réel »
et le « financier ». Leur impact
potentiel est massif.
- La production
En Chine, les autorités ont ordonné
début février la fermeture des usi-
nes (ou plutôt leur non-réouverture
après les fêtes du Nouvel An) dans la
région très industrialisée de
Wuhan d’où est partie l’épidémie.
Des dizaines de millions de Chinois
ont été priés de rester chez eux. Les
transports ont été sévèrement
réduits. Sur le plan sanitaire, ces
décisions sont justifiées. Sur le plan
économique, elles ont lourdement
pesé sur la production chinoise, qui
pourrait reculer au premier trimes-
tre 2020 pour la première fois
depuis plus de quarante ans.
Le grippage gagne l’Europe.
Durement touchée par l’épidémie,
l’Italie entière est en quarantaine
depuis le 9 mars, avec le « décret je
reste chez moi » comme l’appelle
Giuseppe Conte, le président du
Conseil. Là aussi, l’activité va fatale-
ment reculer. Les échanges aussi.
2. L’approvisionnement
La fermeture d’usines bloque en
aval d’autres usines, dépendantes de
leurs produits. Etirées ces vingt der-
nières années, les « chaînes de
valeur » ne résistent pas à la casse
d’un maillon. Carlos Tavares, le PDG
du constructeur automobile PSA,
en donne un exemple : « Sur les
4.000 pièces composant une automo-
bile, 3 % viennent de Chine. Mais s’il
nous manque une seule pièce, n ous n e
pouvons pas livrer la voiture. » Les
industriels vont s’organiser autre-
ment, avec des chaînes plus courtes
et plus locales. En attendant, ils ris-
quent d’être bloqués.
3. Le travail
Le virus envoie certains salariés à
l’hôpital. Il en condamne d’autres à
l’isolement. En Chine, la limitation
des voyages a coincé des millions d e
vacanciers loin de leur lieu de tra-
vail. Tout cela fait des bras en
moins, et donc de la production per-
due. Sans compter les impacts indi-
rects. La fermeture des écoles
pousse nombre de parents à rester
à la maison. D’autant plus qu’il n’est
pas question d’envoyer les enfants
chez les grands-parents, trop vulné-
rables au virus.
4. La demande
L’offre n’est pas la seule à être frap-
pée. Les avions volent mais rares
sont les voyageurs qui veulent pren-
dre le risque de ne pas pouvoir reve-
nir pendant des semaines pour
cause de quarantaine. Le tourisme
plonge. Les lieux publics sont
désertés parce que les autorités en
limitent l’accès (salons, concerts,
terrains de foot) et que les consom-
mateurs ne veulent pas prendre le
risque de s ortir ( hôtels, r estaurants,
commerces). Les effets sont redou-
tables : des compagnies aériennes
affaiblies vont acheter moins d’avi-
ons, des salariés aux r evenus a mpu-
tés dépenseront moins. Après
l’exportation, l’investissement et la
consommation vont souffrir.
- Le financement
Dans nombre d’entreprises, les
recettes baissent plus vite que les
dépenses. Les trésoreries vont se
tendre, comme fin 2008. Il va être
difficile de rembourser des
emprunts alors que la dette des
sociétés est très élevée. Les banques
risquent de souffrir à leur tour. Et
les investisseurs ont de vraies rai-
sons de s’inquiéter.
Personne ne connaît la durée et
l’ampleur de l’épidémie. Personne
ne peut chiffrer la puissance de cha-
cun de ces leviers. Et personne ne
sait ce que vont vraiment faire les
pouvoirs publics pour limiter les
dégâts économiques. Plus que
l’irrationnel, c’est l’incertitude qui
domine. Un vrai poison pour l’acti-
vité.n
L’ANALYSE
DE LA RÉDACTION
L’épidémie et les
armes employées
contre elles ont des
effets dévastateurs
sur l’économie.
Avant d’invoquer
l’irrationnel, mieux
vaut identifier
ces puissants leviers
de la récession.
Hervé Pinel pour « Les Echos
»
LE
COMMENTAIRE
de Jean-Philippe Delsol
Impôt minimum sur les sociétés :
attention aux dégâts collatéraux
L
es ministres des Finances
français, espagnol, italien et
allemand ont appelé
d’urgence à la création d’une taxa-
tion minimale de toutes les gran-
des entreprises, numériques ou
non, dans les pays où elles vivent
d’un marché, y compris par l’entre-
mise de distributeurs, sans y possé-
der d’« établissement stable ». A
ces pays pourrait être attribué un
droit d’imposer un pourcentage
des profits mondiaux des entrepri-
ses concernées au-delà d’un seuil
de rentabilité considéré comme
normal.
Par ailleurs serait institué un
taux minimum d’imposition, qui
pourrait être de 12,5 %. Les
27.000 entreprises concernées
dans le monde pourraient, en l’état
des estimations, supporter à ce
titre 100 milliards de dollars
d’impôt en plus chaque année, soit
4 % de recettes d’impôt sur les
sociétés en sus pour les Etats.
Mais qui supportera cet impôt?
Quand un impôt frappe les exploi-
tations agricoles, il n’est pas payé
par les vaches. Ce sont les consom-
mateurs qui paient principale-
ment l es hausses c ontinues
d’impôt. Parce qu’une société com-
merciale est d’abord un ensemble
de contrats entre des employeurs,
des employés, des clients, des four-
nisseurs, des actionnaires et des
financiers..., elle répartit les impôts
qu’elle paie entre les contractants.
Dans le cas de hausses de l’impôt
sur les sociétés, de nombreuses
études, recensées par le Comité
économique et social européen,
font ressortir qu’elles impactent,
notamment, les employés dans des
proportions variables de 30 % à
400 %. L’effet peut être supérieur
au montant de l’impôt parce qu’il
Inversement, les pays de l’OCDE
qui ont réduit leur taux effectif
d’impôt sur les sociétés ces derniè-
res années ont bénéficié d’une aug-
mentation des investissements
dans les années suivantes.
La baisse significative des taux
effectifs d’impôt sur les sociétés
constatée depuis plus de trente ans
dans la plupart des pays dévelop-
pés n’a guère affecté leurs ressour-
ces fiscales : dans les pays de
l’Europe à 15, le taux effectif a
baissé en moyenne de 7,8 %
entre 1998 et 2017 et le produit de
l’impôt est demeuré stable en
moyenne, autour de 2,5 % du PIB.
Et dans six pays européens, une
réduction du taux effectif de
l’impôt a entraîné dans les deux
ans suivant, une hausse du produit
de l’impôt : France, 1998-2001 ;
Danemark, 1998-2001 ; Pologne,
2003-2004 ; Slovaquie, 2003-
2004 ; Hongrie, 2003-2006 ; Esto-
nie, 2004-2007.
Avant de s’acharner à taxer tou-
jours plus les entreprises, il con-
viendrait pour le moins de faire
une véritable étude d’impact pre-
nant en compte tous les effets
secondaires de ces mesures,
comme le pratiquent aux Etats-
Unis le Congressional Budget
Office et le Trésor depuis 2012. Si un
taux minimum était fixé, il serait
alors souhaitable, pour en contre-
balancer les effets néfastes, de fixer
un taux maximum, par exemple le
double du taux minimum, soit
25 %, proche de la moyenne euro-
péenne, tout en laissant les pays
souverains maîtres de leurs taux
dans cette fourchette.
Jean-Philippe Delsol, avocat, est
président de l’Institut de recherches
économiques et fiscales.
attente à la croissance économi-
que, réduit l’innovation et la pro-
ductivité, fait baisser les investisse-
ments é trangers directs,
compromet la rentabilité de cer-
tains projets d’investissement...
Les salariés les moins mobiles sont
généralement les plus touchés.
Finalement, l’impôt peut tuer
l’impôt en réduisant l’assiette fis-
cale, au détriment des Etats eux-
mêmes, ce qui pourrait remettre
en question les gains qu’ils atten-
dent d’une telle réforme.
L’ impôt peut tuer
l’impôt en réduisant
l’assiette fiscale,
au détriment
des Etats eux-mêmes.
D
Les points à retenir
- Le virus qui a tué jusqu’à
présent 0,00004 % de
la population mondiale
va effacer au moins
1.000 milliards de dollars de
PIB en 2020, selon les experts. - La production et les
échanges vont fatalement
reculer. - Les industriels, en attendant
de s’organiser avec des chaînes
d’approvisionnement plus
locales, risquent d’être
bloqués. - De nombreux salariés
pourraient être coincés chez
eux, malades ou en isolement
pour garder leurs enfants. - L’investissement
et la consommation vont
être durement éprouvés. - Les banques risquent
de souffrir du défaut
de remboursement
des entreprises endettées. - Personne ne peut chiffrer
la puissance de chacun de ces
leviers et cette incertitude est
un vrai poison pour l’activité.
Les Echos Vendredi 13 et samedi 14 mars 2020 // 11
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