Les Echos - 13.03.2020

(sharon) #1
Propos recueillis par
Etienne Lefebvre
et Dominique Seux

L


e politologue Pascal Perrineau
estime que l’on sous-estime l’enjeu
local des élections municipales en
cherchant des clés de lecture nationales du
scrutin de dimanche. Ses résultats proba-
bles vont néanmoins confirmer l’impres-
sion qu’Emmanuel Macron est seul.

En quoi la crise du coronavirus
peut-elle influer sur le scrutin?
Il peut évidemment y avoir un effet négatif
sur la participation, même si pour l’instant
il n’apparaît pas considérable dans les
enquêtes. Sur le fond, ce virus pourrait être
considéré par une partie de l’électorat
comme une manifestation inquiétante et
bien réelle pour tout un chacun de la mon-
dialisation, de l’interdépendance des pays.
Est-ce que cela ne va pas développer un sen-
timent de rejet, alors que l’inquiétude liée à
la mondialisation est déjà très développée?
Dans ce cas, c’est évidemment le RN qui
pourrait en profiter.

Ces élections municipales semblent
marquées par le retour au premier
plan des partis traditionnels de droite
et de gauche. Est-ce la bonne clé
de lecture de ce scrutin?
Non, je ne crois pas. C’est avant tout un phé-
nomène local. Les partis traditionnels qui
ont été balayés en 201 7 disposent d’implan-
tations extrêmement anciennes, comme
Lille pour les socialistes ou Nice pour les
Républicains. Des cultures politiques fortes
se sont installées. Un nouveau parti ne
s’implante pas d’un claquement de doigt,
cela a pris quinze ans, par exemple, pour le
parti gaulliste. Donc les Marcheurs devront
être patients, d ’autant q u’ils s’y sont t rès mal
pris depuis le départ.

Les maires sortants ont de fait
souvent plutôt le vent en poupe...
Oui, il est frappant dans cette campagne de
voir que le bilan des maires sortants est le
plus souvent approuvé. Les maires conser-
vent u ne très bonne image, dans une société

pendant le grand débat
du printemps 2019.
C’est grâce à eux qu’il s’est sorti de la crise des
« gilets jaunes ». Les maires ont joué le jeu car
ils sentaient que la République était en dan-
ger. Mais c’est arrivé bien tard! En 2017,
LREM n’a pas voulu comprendre que,
comme tout parti politique, il avait besoin
d’un enracinement local. Beaucoup d’élus
locaux se montraient ouverts, initialement,
mais ils se sont braqués face à l’arrogance du
gouvernement, qui a pris ce sujet à la légère,
et cela a conduit très vite au clash. On se sou-
vient du #balancetonmaire lancé par des res-
ponsables de la majorité... Le parti présiden-
tiel en paie le prix aujourd’hui.

Que peuvent espérer concrètement
le PS et LR?
Déjà, montrer qu’ils peuvent continuer à
exister après les catastrophes électorales
de 2017 et 2019. Pour l’instant, c’est bien
parti. Les grands maires socialistes
devraient pouvoir continuer de brandir un
étendard PS en voie de disparition nationa-
lement, à Rennes, Nantes, Lille, etc. LR est
plus exposé car le parti a davantage de sor-
tants, mais devrait conserver ses bastions,
Nice, Angers etc. Avec une nuance : un cer-
tain nombre d’élus de droite traditionnelle,
à Troyes, à Toulouse, sont soutenus par
LREM, qui peut ainsi limiter les dégâts élec-
toraux par cette « stratégie du coucou ».

Quid des Verts?
Ils peuvent représenter la vraie nouveauté
en gagnant plusieurs grandes villes. On
assisterait ainsi à l’émergence d’une écolo-
gie politique municipale, alors que celle-ci
se limite jusque-là à Grenoble. On observe
une forte poussée de la problématique envi-
ronnementale, y compris dans des villes où
c’était peu le cas précédemment, comme
Lyon, Tours ou Bordeaux. La préoccupa-
tion écologique devient transgénération-
nelle : les jeunes générations convoquent la
bonne c onscience d es parents et grands-pa-
rents. Le phénomène est d’autant plus mar-
qué que les repères politiques sont « explo-
sés » : l’écologie apparaît comme un point
de repère simple et « moral ». Il sera très
intéressant d’observer les alliances locales

qui seront passées, au-delà des classiques
listes de gauche, selon la mise en œuvre de
la ligne incarnée par Julien Bayou ou celle
incarnée par Yannick Jadot.

Le Rassemblement national est aussi
attendu à un niveau élevé...
Ils sont à un haut niveau mais surtout dans
des villes moyennes, ayant peu de visibilité
médiatique et où ils étaient déjà implantés.
Ils ont cependant la possibilité de gagner Per-
pignan, où ils mènent un travail de persua-
sion local depuis longtemps et où le contexte
socio-économique leur est particulièrement
favorable. Les scores du RN pourraient être
élevés sur tout l ’arc qui va d e Perpignan à Avi-
gnon, avec beaucoup de villes susceptibles
de tomber dans son escarcelle.

Le RN cocherait ainsi une nouvelle
case dans la perspective de 2022...
Marine Le Pen a en effet changé le logiciel
du parti, qui avait pendant longtemps pris
ce scrutin de haut, en théorisant la stratégie
de localisme frontiste : on reconquiert la
France ville par ville, on crée des laboratoi-
res municipaux et on forme les cadres de
demain. Au début du XXe siècle, les socialis-
tes sont passés eux aussi par cette étape.
L’objectif est aussi de continuer de rendre le
RN plus fréquentable.

Quel est l’enjeu de ces municipales
pour Emmanuel Macron lui-même?
Le président va dire que ce rendez-vous est
d’abord local, ce qui est en partie vrai on l’a
dit, mais les résultats probables constitue-
ront une mauvaise nouvelle de plus pour
lui. Cela renforcera le sentiment de son iso-
lement. Le pouvoir présidentiel, c’est son
handicap, apparaît sans famille politique,
sans grands élus autour de lui. Je dirais un
pouvoir personnel si la formule n’était pas
connotée. Chaque victoire sera tambouri-
née, mais Emmanuel Macron a intérêt à la
jouer modeste.

Le président a-t-il encore
les moyens d’avoir une dernière
partie de quinquennat active?
Le quinquennat n’est pas terminé, contraire-
ment à ce que l’on entend depuis quelques

semaines. Il reste en effet à Emmanuel
Macron deux forces. La première est la fai-
blesse de ses adversaires. La fragmentation
des oppositions, extrême gauche et extrême
droite, LR, PS, Verts, les affaiblissent. Le fait
qu’il y ait eu deux motions de censure dit
beaucoup, et encore plus le fait que Marine
Le Pen ait voté pour celle de la gauche.

Et la seconde?
A part Marine Le Pen, et donc la réédition
du scénario de 2017, on ne voit pas de per-
sonnalité d’opposition se dégager forte-
ment. Dans la mesure où les Français ne
souhaitent a priori p as r efaire le match d’il y
a trois ans sans que cela soit encore certain,
cela crée sur le papier un espace pour une
personnalité nouvelle. Mais pour l’instant,
on ne voit pas laquelle. Jean-Luc Mélen-
chon est davantage un problème qu’une
solution pour son camp ; les socialistes sont
dans un déficit d’incarnation phénomé-
nale ; t andis q ue les Verts doivent régler leur
problème de ligne politique.

Et la droite classique?
Elle peut mettre du monde sur la ligne de
départ, des barons incarnant la France des
territoires : François Baroin, Xavier Ber-
trand, Valérie Pécresse, Gérard Larcher,
Bruno Retailleau. Ils représentent le con-
traire d’Emmanuel Macron. C’est le danger
pour le président de la République, la
France des territoires contre celle d’en haut,
mais on est encore loin de la marche prési-
dentielle.

Le président avait promis un acte II
de son quinquennat. Est-ce encore
possible?
Le minimum que l’on puisse dire est que
l’on ne le voit pas. Je comprends qu’il y a
beaucoup d’hésitations sur l’orientation de
cet acte II. L’écologie a été évoquée, mais il
est clair que la France reste un pays à droite.
Le premier thème d es municipales
concerne l a sécurité. C’est donc là qu’il y a de
l’espace pour lui. La dernière grande
enquête du Cevipof publiée la semaine der-
nière montre que seulement 18 % des Fran-
çais s e positionnent e ux-mêmes à gauche e t
4 % à l’extrême gauche.

Comment voyez-vous les prochains
mois?
Ce qui menace le président, c’est la pour-
suite de la dégradation de son image per-
sonnelle. Si l’anti-macronisme devenait
aussi fort q ue l’anti-lepénisme, alors on r en-
trerait dans une élection de 2022 de tous les
dangers. C’est possible. L’anti-macronisme
devient en granit. Ensuite, une question doit
être posée : Marine Le Pen sera-t-elle aussi
faiblarde dans deux ans qu’en 2017? On ne
sait pas. Enfin, le grand risque serait que les
oppositions radicales trouvent un exutoire
dans la victoire de la dirigeante du RN. Tan-
dis que d’autres Français finissent par se
persuader qu’elle serait celle qui peut rame-
ner le pays au calme. C’est hallucinant, mais
c’est à prendre au sérieux.n

où l’on se désole de la perte du lien social.
Les Français ont d eux patries : la nation et la
commune, avec un sentiment fort d’appar-
tenance à chaque fois. Dans un contexte de
crise politique qu’Emmanuel Macron n’a
pas su enrayer, on assiste à une relocalisa-
tion des élections municipales, alors que
l’on avait connu un mouvement de nationa-
lisation des enjeux de ce scrutin depuis la fin
des années 1 970. C ette relocalisation se dou-
ble d’une diversité locale, avec des alliances
à géométrie de plus en plus variable, à gau-
che et à droite.

Quand des opposants au gouverne-
ment, comme Eric Coquerel (LFI),
appellent à « écraser partout » les
listes LREM pour sanctionner le 49.
sur les retraites, ils font fausse route?
Cette idée d’élection intermédiaire sanction
est un vieux schéma. De toute façon, dans
une ville sur deux, il n’y a pas de liste de la
majorité! En fait, la sanction a déjà eu lieu
du fait de l’incapacité de LREM à présenter
davantage de listes. Le parti présidentiel a
choisi de faire profil bas, en se donnant
comme seul objectif de gagner des con-
seillers communaux pour peser davantage
au Sénat. Il pourra tout au plus masquer sa
faiblesse en mettant en avant des éventuels
succès au Havre et à Lyon, mais ce sera plus
de l’héritage que de la conquête. Et à Paris,
cela paraît très difficile pour Agnès Buzyn
quand on regarde les rapports de force.

Emmanuel Macron avait pourtant
tenté de se rapprocher des maires

Sur le fond, ce virus
pourrait être considéré
par une partie de l’électo-
rat comme une manifesta-
tion inquiétante et bien
réelle pour tout un chacun
de la mondialisation.

Dans ce cas, c’est évidem-
ment le RN qui pourrait
en profiter.

Son actualité


La dernière enquête du Cevipof met
en évidence un véritable état de
déprime des Français, avant même
le Coronavirus. La méfiance, la
morosité et la lassitude sont ce que
ressentent en priorité nos compa-
triotes, tandis que les Allemands
et les Britanniques mettent en avant
des états d’esprit plus positifs,
comme la sérénité, le bien-être
et la confiance. Seul un Français
sur trois estime que l’« on peut faire
confiance à la plupart des gens »,
contre 46 % des autres Européens.
62 % des gens, ici, estiment que
« la plupart des gens cherchent à
tirer profit les uns des autres ».

Son parcours


Pascal Perrineau, 6 9 ans, est polito-
logue et professeur des Universités
à Sciences Po, à Paris. Pendant plus
de vingt ans, il a dirigé le Cevipof,
le centre de recherches politiques
de Sciences Po, un des organismes
d’analyse parmi les plus renommés
dans son domaine. Spécialiste de la
sociologie électorale, il a écrit ou
coécrit une dizaine d’ouvrages.
Le dernier : « Le Grand Ecart, chroni-
que d’une démocratie fragmentée »,
en 2019. La même année,
il a été l’un des cinq « garants »
du grand débat national organisé
par Emmanuel Macron pour répon-
dre à la crise des « gilets jaunes ».

Jacques Graf / Divergence pour


« L


es Echos »


PASCAL PERRINEAU
Professeur à Sciences Po

« Les Français ont deux patries :


la nation et la commune »


Les Echos Vendredi 13 et samedi 14 mars 2020 // 15


le grand entretien

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