Paris Match - France (2018-07)

(Antfer) #1

MATCH


DOCUMENT


UN RYTHME INTENSE


IMPOSÉ PAR LA NATURE


ET PAR LES BÊTES


comprend le boulot monstrueux que cela demande, ça peut
vite faire peur », reconnaît Corinne, 60 ans. Cette bénévole ori-
ginaire de Lausanne est venue se mettre au vert tout en sachant
que ce serait éprouvant : « C’est un retour aux sources, dit-elle.
Cela me rappelle mon enfance chez mes grands-parents. Toute
ma carrière, j’ai travaillé dans des bureaux à faire du secrétariat.
Quand j’ai arrêté, j’ai eu besoin d’être dehors et de me rendre
utile. Alors une semaine par mois je viens aider. Je ressens ici
une solidarité et une entraide qu’il n’y a pas en ville. Sans doute
à cause de la dureté de la vie paysanne. »
Martine Gerber a repris seule la ferme il y a six ans. Un acte
réfléchi plutôt qu’une folie. Sauf que, pour la faire fonctionner, elle
est obligée d’exercer un second emploi. Trois jours par semaine,
elle est coordinatrice régionale pour les demandeurs d’asile. « Je
ne gagne pas d’argent à la ferme, raconte-t-elle. Ce travail me
permet de payer les factures. C’est la seule solution pour que je
puisse continuer mon activité agricole. » Son exploitation mono-
polise tout son temps : ses matinées qui commencent aux aurores,
ses soirées, ses week-ends, ses vacances. Alors, quand les vingt-
quatre heures d’une journée ne suffisent plus à tout faire, amis et
famille viennent à sa rescousse. Ce matin-là, à l’heure du partage
des tâches, qui a lieu sous le grand pommier, non loin des parterres
de lavande et de marguerites, ils sont sept, bénévoles, sœurs, amis
et civiliste, à attendre leur poste. « Il faut une équipe pour racler les
foins et une autre ensuite pour les engranger, annonce Martine.
Il faut aussi des volontaires pour tailler les arbustes, cueillir les
prunes et chercher les œufs dans le poulailler. »
Aussitôt, la troupe, armée de râteaux et de fourches, se
met en marche. Direction le champ d’en bas, pour ramasser le
foin qui sera nécessaire, cet hiver, à l’alimentation des moutons
et des ânes. « Ils ont le droit d’être crevés, mais, à la fin de la
semaine, ils sont contents du travail accompli. Je leur impose le
rythme que la nature m’impose, souligne Martine. Ça fait partie
d’une nécessité impérieuse : les bêtes ont faim, je leur apporte à
manger ; les fleurs ont soif, je les arrose ; les poules pondent, je
récupère leurs œufs. » Les sacrifices sont nombreux en paysan-
nerie de montagne, quitte parfois à s’oublier soi-même. « On
pense d’abord aux autres, reconnaît l’agricultrice. Pour faire
ce métier, il faut une sacrée dose d’abnégation, mais on l’ac-
cepte. » Marius, lui, ne partage pas cet avis. A 29 ans, ce civi-
liste, qui se destine au métier d’ingénieur dans l’aérospatiale, a


Eva (à g.), sœur de Martine,
s’est jointe à Corinne,
de l’association Caritas, pour la cueillette
des pois gourmands.

déjà passé deux mois à la ferme. Au début, son immersion a été
dure. Jamais dilettante, il ne ménage pas ses efforts au côté de
Martine qui « court partout » et « n’arrête jamais ». « Je ne sais pas
comment elle tient, dit-il. Je ne pourrais pas travailler comme ça
toute l’année. J’ai besoin de liberté et de faire autre chose. » Le
soleil frappe fort à l’ombre du Grand Muveran. Difficile, quand
on n’est pas habitué à manier la fourche, de porter à hauteur
d’épaule les énormes bottes de foin. « Faites des lignes moins
épaisses, leur dit Martine, sinon je ne pourrai pas les enlever
avec la machine. » « C’est très physique », souffle Corinne. « Tu
veux faire une pause? » lui demande l’agricultrice. « Non, non,
lui répond la bénévole, ça va aller. »
Trois heures plus tard, l’orage menace. Tout le foin a été ren-
tré à temps à la bergerie. Sous le grand pommier, on savoure un
repos bien mérité... mais de courte durée. Il y a toujours quelque
chose à faire, comme dénoyauter les prunes pour en faire des
confitures, équeuter les haricots pour le repas du soir ou surveiller
le poulailler pour éviter les attaques d’un renard qui rôde. Ainsi
va la vie à la ferme. « Parfois, j’ai l’impression que je n’y arriverai
pas, conclut Martine. Je ne suis pas démotivée, mais c’est fati-
gant mentalement de tout préparer et de tout prévoir. Alors je
vais dormir, et le lendemain je repars... » n Arnaud Guiguitant

Chez Martine (à g.),
une pause pour
les volontaires,
pendant le ramassage
des foins.

Corinne
dans une yourte
qui accueille
les bénévoles.
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