Paris Match - France (2018-07)

(Antfer) #1

60 parismatch DU 15 aU 21 octobre 2020


« Je suis un homme


de responsabilit s,


pas un homme


de pouvoir »


Par Emilie Lanez


e col de chemise entrouvert, la gabardine pliée sur le
dos d’une chaise, le général Pierre de Villiers avale sa
portion de poulet à la crème servie dans une barquette
d’aluminium. Autour de la table, dressée dans les
locaux de l’association Vivre les Mureaux, une dizaine
de gaillards sous masques et capuches. Chômage
chronique, attente de papiers, espoir de stages, l’ancien
militaire écoute, sa voix discrète se faufilant dans le
brouhaha. Puis, lissant sa mèche cendrée, il dit combien
il les trouve courageux et que des gars comme eux, il
en a connu des milliers, des bataillons de troufions que
l’armée, cette moulinette à diversités, métamorphose
en héros. Niaki, Roger, Ousmane, Rodrigue,
Siham opinent. Le général poursuit. Il faut y
croire : dans la prairie de la vie, ils constituent
la bonne herbe, et pour que celle-ci ne se laisse pas étouffer
par la mauvaise, il n’y a pas à tortiller, il faut tondre ras. Ras et
souvent. Le général demande du pain. Personne ne l’entend, il
attrape une tranche. Etonnant combien ce militaire parle doux.
Donnait-il ainsi ses ordres quand, à la tête du bataillon d’infan-
terie mécanisée de la brigade Leclerc, il entra le premier au
Kosovo? Commandait-il gentiment ses 2 500 hommes dans les
champs de bataille d’Afghanistan? Est-ce le même qui, chef
d’état-major des armées, présenta à Emmanuel Macron, élu
quelques semaines auparavant, sa fracassante démission – une
première dans l’histoire de notre République?

Le général cinq étoiles, « quarante-trois ans dans l’armée », a
découvert cette ville des Yvelines – 50 000 habitants, 100 natio-
nalités et 20 % de chômeurs – en juillet 2017, trois jours après
avoir quitté son appartement de fonction à l’Ecole militaire. En
quelques heures, tout venait de s’envoler : les 250 000 soldats
sous sa tutelle, les officiers de sécurité, la voiture avec chauf-
feur, le protocole, les parapheurs, les réunions dans les salons
de l’Elysée. Devant sa pile de cartons, transportés à bord de
la camionnette qu’il alla chercher « chez Total, aux Essarts, en
Vendée », le général combat le vertige. L’appelle Jean de Wailly,
l’infatigable trésorier du pôle territorial de coopération écono-
mique des Mureaux. Il propose de l’accompagner dans la cité
perdue, à trente-cinq minutes de Paris. Depuis lors, Pierre de
Villiers y retourne dès que possible. « Je respecte ces jeunes,
dit-il, ils sentent mon autorité et mon humanité, je les aime. »
Son prochain livre, le troisième, sort cette semaine. « L’équi-
libre est un courage » ressemble à un manifeste politique. Exhor-
tation à « réparer la France », diagnostic d’un pays divisé où
les campagnes, les cités et les villes forment « trois France qui
s’ignorent, se jalousent et se critiquent », dénonciation d’une
absence de stratégie au profit de successifs louvoiements tac-
tiques, l’auteur y pourfend l’obsession de la repentance, la
confiance abîmée, le mépris des élites, et embrasse large, très
large. Péril migratoire, terrorisme, éoliennes, 5G, sport, vertus du
silence, coronavirus, jardinage et bienfaits du pardon. On peine
à trouver le sujet omis dans cette fresque parsemée de citations
couvrant un arc tendu de Périclès jusqu’à Sylvain Tesson. Cer-
tains voudraient y lire une ambition, mais il manquerait alors un
programme à ce généreux appel à la fraternité. Le sexagénaire
« devenu homme public par effraction », comme il se qualifie
drôlement, le confirme : la politique n’est pas son affaire. « Je
suis un homme de responsabilités, pas un homme de pouvoir. »
D’ailleurs, la notoriété lui pèse, costume trop voyant pour celui
qui aura grandi sous l’uniforme. Désormais, on l’arrête quand il
court ses 5 kilomètres au Champ-de-Mars, on sursaute quand il
dit son nom au téléphone. Jusqu’à récemment, le Villiers fameux
c’était pourtant l’autre, frère de sept ans son aîné, le très conser-
vateur Philippe, l’homme du Puy du Fou, deux fois candidat
à la présidentielle. Le général s’étonne de cette bascule, cette
lumière crue braquée sur lui, le cadet, le si discret. On l’interroge
sur ce qui les sépare. Il balaie : « Nos parents nous ont offert un
trésor, l’entente familiale ; nous la chérissons. » Un peu plus tard,
il observera : « On peut regretter la mondialisation, on ne peut
pas la contester. Nous vivons dans un monde ouvert, épousons
notre époque pour la façonner. » Voilà, c’est dit. Pierre n’est pas
Philippe. Pierre ne chérit ni nostalgie, ni ambition, ni tactique.
Et puis il n’écrit pas de SMS au président de la République
pour se plaindre.
Mû par la volonté de « faire le bien et semer des petites
graines », le général remplit son agenda, qu’il tient désormais
sans l’aide d’un secrétaire. Visites des camps de migrants porte
de la Chapelle, conversations aux Mureaux, conférences à HEC,
tables rondes : cette vie de missionnaire républicain a jailli lors
de ses adieux, le 19 juillet 2017, où il a réalisé « être aimé »,
après avoir si longtemps obéi. Dans le jardin du ministère des
Armées, une haie d’honneur de 2 000 soldats le saluant autour
du drapeau du 2e régiment de dragons de Haguenau. « Il y a
tous les âges, tous les grades, se souvient-il ; ils savent que je
les aime. » Dans la voiture qui l’emmène, assis auprès de son
épouse, Sabine, quelques larmes. Puis les vacances dans sa mai-
son de Vendée, achetée voici vingt ans. Le matin, écriture de son

En mai 2017, deux mois avant sa démission, Pierre de Villiers,
entre Sylvie Goulard, ministre des Armées, Jean-Yves Le Drian, ministre
des Affaires étrangères et Emmanuel Macron au Mali.
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