Paris Match - France (2018-07)

(Antfer) #1

92 parismatch DU 15 aU 21 octobre 2020


Sophie Matisse « Une partie


de la famille r lait, les aUtres


m’ont rassUr e : “si ça ne marche


pas, tU changeras de nom” »


Interview Anne-Cécile Beaudoin


paris match. avoir matisse pour aïeul, est-ce un atout?
sophie matisse. Mon arrière-grand-père était une force
boule versante, un poids pas toujours facile à porter, notamment
pour mon père, Paul, qui était sculpteur. Quand il a fondé sa
famille, papa a souhaité mener sa propre vie, construire un
univers dont Henri Matisse ne serait pas le dieu. Il avait eu sa
dose, il était saturé. Alors il en parlait très peu. Ça nous a sauvés.
Je n’aurais peut-être pas eu le courage de devenir artiste à mon
tour, même si j’ai mis du temps à l’assumer.
Vous êtes aussi la petite-fille, par alliance, de marcel Duchamp.
L’art était une évidence...
Jeune, j’étais tellement timide que j’avais des difficultés pour
m’exprimer. Je remplissais des petits carnets de peintures et de
collages que je ne montrais à personne. Le langage artistique
s’est imposé de lui-même. Américaine née à Boston, je me suis
installée à Paris dans les années 1980, afin de suivre des études
aux Beaux-Arts. J’avais 20 ans, je ne parlais pas un mot de fran-
çais et je cherchais ma voie. J’ai eu la chance d’avoir un profes-
seur extraordinaire, le peintre et sculpteur Pierre Carron.
Votre famille vous encourageait-elle?
Mon grand-père, le galeriste Pierre Matisse, m’a énor-
mément soutenue. Il m’avait ouvert un compte à la maison
Lefebvre-Foinet, le marchand de couleurs de Montparnasse, où
se fournissaient Picasso, Ernst, Mondrian, Giacometti... Lorsque
certains membres de ma famille se demandaient si je devais gar-
der mon nom, Pierre me réconfortait : “Si Matisse ne marche pas,
tu en prendras un autre, ce n’est pas grave !” Quant à Teeny, ma
grand-mère, elle restait silencieuse face aux réflexions, jusqu’au
jour où elle s’est exclamée : “Tu feras ta vie avec, et basta !” Je
suis née avec ce nom, je devais enfin prendre confiance en moi.
a paris, vous rencontrez le célèbre artiste pop alain Jacquet.
Le coup de foudre fut réciproque, immédiat. Alain avait
vingt-six ans de plus que moi, nous avons vécu un amour très
pur jusqu’à sa mort, en 2008. Il maniait le français avec tellement
d’humour! C’est grâce à ses perpétuels jeux de mots que j’ai
appris les nuances de votre langue.
pourquoi ne vous appelez-vous pas sophie Jacquet?
J’y ai pensé. Mais Alain était très individualiste, il m’a dit
“chacun son nom”! Notre fille, Gaïa, porte les deux. Alain m’a
laissée libre de trouver mon chemin. J’ai vécu avec lui une des plus
belles époques de ma vie. Il avait besoin d’être tranquille avec
son œuvre, mais ça ne nous empêchait pas de parler art jusqu’à
4 heures du matin. Une nuit, nous étions en train de feuilleter un
livre de toutes les œuvres inspirées par “La Joconde”, comme celle
à moustache de Marcel Duchamp. A la fin, je trouvais ça répétitif,
fatigant. “Sors-la du champ !” a rigolé Alain. Alors j’ai pris mes
pinceaux et j’ai peint le tableau de Léonard sans Monna Lisa.

c’est votre série jubilatoire, “back in Five minutes” [“De retour
dans cinq minutes”], grâce à laquelle vous vous faites un prénom.
Oui, il y a eu “L’absinthe”, de Degas, sans la triste alcoolique,
le bar d’Edward Hopper sans ses noctambules. Dans “L’art de la
peinture”, de Vermeer, j’ai fait disparaître l’artiste et son modèle.
Idem avec les poissons rouges du bocal de Matisse! J’expose
pour la première fois en 2002, à New York, chez le galeriste
Francis Naumann. Le succès est énorme, même si, au départ,
les gens font le déplacement pour voir si je peins comme mon
arrière-grand-père ou si c’est de la merde! Tous se sont finale-
ment retrouvés dans un autre monde, se demandant : “Où ai-je
déjà vu ce tableau ?” Puis je suis passée à autre chose. J’ai colorisé
le “Guernica” de Picasso, attaqué une nouvelle série, “Les toiles
zèbres”, dans lesquelles se superposent des classiques de l’art
et mes propres visions, une manière de comprendre si je peux
exister. J’ai travaillé une série de calligraphies arabes basées
sur le thème du temps. Désormais, je réalise des petits films de
quelques minutes d’où j’extrais des tableaux. J’ai grandi, je suis
devenue entièrement Sophie! [Rires.]
Votre travail fait partie des collections publiques du Whitney
museum, du Flint institute... Quel est le prix de vos œuvres?
Elles vont de 1 000 à 200 000 euros. L’important est qu’une
œuvre aille chez quelqu’un qui l’apprécie et ne l’accroche pas
juste parce que le nom de l’artiste est connu. Je suis plus attachée
à l’amour de l’art qu’à la valeur de l’argent.
Que vous reste-t-il de votre arrière-grand-père?
Nous avons des tableaux et des dessins dans la famille, mais
je ne suis pas collectionneuse et je ne vis pas entourée de ses
œuvres. Il y a trop de lumière dans mon appartement à New
York! Je préfère me concentrer sur mon propre travail en vue
de ma prochaine exposition* à la Baahng Gallery.
Votre fille, Gaïa, a-t-elle hérité de la fibre artistique familiale?
Oui, à sa façon. Elle est passionnée de stylisme et crée
des accessoires de mode. En ce moment, elle se focalise sur le
travail de son père, décédé quand elle avait à peine 15 ans, afin
de monter des expositions. Gaïa est très forte pour organiser des
événements, elle a les pieds sur terre. Moi, je suis dans le ciel. Et
c’est plutôt pas mal comme endroit! n
* 790 Madison Avenue, New York, baahng.com. sophiematisse.com.

Sophie et son grand-père, le
marchand d’art Pierre Matisse,
à Saint-Jean-Cap-Ferrat.

« Nighthawks », par sophie Matisse, huile sur toile, 1998.
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