Paris Match - France (2018-07)

(Antfer) #1

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quand matisse


arrive l’atelier de


Gustave moreau,


le matre symboliste


lui pr dit : « vous,


vous allez simplifier


la peinture! »


i


l aurait dû être grainetier,
comme papa, ou clerc de
notaire dans l’Aisne. Bonjour
tristesse! C’est une crise d’ap-
pendicite qui l’a sauvé d’une
carrière somnolente. Cloué au
lit de longues semaines, Henri
Matisse a 20  ans lorsque sa
mère, peintre amateur, lui offre
une boîte de couleurs. C’est
décidé, sa vie sera vouée à l’art.
Il fait ses gammes au Louvre,
passe chez Bouguereau, trop
académique, et s’inscrit fina-
lement à l’atelier Gustave
Moreau, où l’ambiance est plutôt bam-
bocheuse avec les jeunes rapins nommés
Marquet, Camoin, Rouault. Il montre
ses dessins à Rodin, qui commence par
le complimenter (« Vous avez la main
facile ») avant de lui suggérer de les
lui rapporter « quand ils seront mieux
pignochés ». Et, pendant ce temps, son
père se fait des cheveux blancs au point
de débarquer chez Moreau depuis sa
Picardie natale pour lui demander, sou-
cieux de l’avenir de son fils : « Est-ce
qu’Henri a des chances d’avoir le prix
de Rome? » Réponse catégorique du
maître symboliste : « Certainement pas,
il est trop intelligent! »
La preuve au Salon d’automne,
en 1905, quand Matisse expose sa
« Femme au chapeau ». Ce portrait
incandescent de son épouse, Amélie,
déclenche la fureur de rire du public
et des bourgeois. Couleurs pures,
violentes, posées en aplats. Simplifica-
tion des volumes et de l’espace. Matisse
a déjà une mode d’avance, ça s’appelle
le fauvisme. Sa « chapeautée » trouve
tout de même des acheteurs, les collec-
tionneurs américains Leo et Gertrude
Stein, qui l’acquièrent 500 francs. Lors
d’une soirée qu’ils donnent chez eux, rue
de Fleurus, à Paris, Matisse rencontre
Picasso, son cadet de douze ans, qui,
faute de vendre ses toiles bleues et roses,
vit de la générosité d’amis. Chacun flaire
chez l’autre la démesure. S’ensuit une
amitié teintée de méfiance, de piques
et de répliques à coups de pinceaux.
Exemple : en 1907, quand Matisse expose
un « Nu bleu (souvenir de Biskra) »,
une opulente femme se pavanant dans
l’herbe, Picasso passe à l’attaque en
croquant des « Demoiselles d’Avignon »
solides et trapues. En 1909, Matisse signe
un contrat avec la galerie Bernheim. Le
voici, selon ses mots, « condamné à ne
plus faire que des chefs-d’œuvre ». Ainsi

naissent « La danse », « Intérieur aux
aubergines », « Les poissons rouges »...
Au sommet de son art, il vend ses toiles
aussi vite qu’il les peint. Il a 44 ans quand
la Première Guerre mondiale éclate.
La couleur noire l’emporte avec cette
« Porte-fenêtre à Collioure » ouverte sur
l’abîme, au seuil de l’abstraction.
Reconnu par les critiques et les
collectionneurs, il quitte sa situation
établie pour Nice, où il s’installe seul.
Souvenirs de son voyage au Maroc, en
1912, sur ses toiles se languissent des
odalisques voluptueuses devant des
fonds aux multiples motifs où prime

l’arabesque. Il y a aussi des scènes
intimistes avec persiennes jaunes
entrouvertes sur une mer turquoise.
« Matisse a un soleil dans le ventre »,
sourit Picasso. Et puis c’est l’impasse,
la formule s’épuise. Le jongleur de
couleurs compense par la gravure
et la sculpture. Une échappée aux
Etats-Unis, et à Tahiti sur les traces
de Gauguin, lui permet de dépasser
le tarissement de l’inspiration. Atteint
d’un cancer du côlon, il n’en a « plus
que pour six mois tout au plus », prédit
le professeur  Leriche avant de l’opé-
rer, en 1941. Quand Matisse se réveille,
lui qui a risqué la mort « à un poil de
chat angora », a encore treize années
devant lui. Mais le monde s’enlise dans
le chaos. Son épouse et sa fille, toutes
les deux résistantes, sont arrêtées par la
Gestapo. Amélie est condamnée à six
mois de prison et Marguerite, torturée
et défigurée, échappera à l’horreur de la
déportation. Matisse quitte Nice, mena-
cée par les bombardements, et trouve
refuge dans une villa de Vence. Contraint
à l’immobilité, il s’enferme dans sa bulle
multicolore. Depuis son lit, il s’amuse à
découper des formes dans des grandes
feuilles gouachées que sa secrétaire
épingle au mur. « J’appelle cela “dessiner
aux ciseaux” », explique-t-il. Sa palette
se débarrasse des coloris secondaires,
il supprime toute perspective, joue le
contraste absolu, épure jusqu’à la limite
de la figuration. Cinquante ans plus tôt,
Gustave Moreau l’avait prévenu : « Vous,
vous allez simplifier la peinture! »
Triomphe en 1951, avec l’inaugura-
tion de la chapelle de Vence où il a tout
réalisé, de la cloche au carrelage. C’est
le joyau de sa vie, conçu avec la lumière
pour seule boussole. « Maintenant, je
peux partir en paix. » Henri Matisse
s’éteint le 3 novembre 1954, à l’âge de
84 ans. Au plafond de sa chambre, il
avait tracé le portrait de trois anges : « Ce
sont mes petits-enfants. Je les ai dessi-
nés pour les avoir sous les yeux, surtout
pendant la nuit. Comme ça, je me sens
moins seul. » n @AnC_Beaudoin
«Matisse, comme un roman »,
du 21 octobre au 22 février, au Centre
Pompidou, Paris IVe. centrepompidou.fr.
A lire : le catalogue de l’exposition,
sous la direction d’Aurélie Verdier,
éditions du Centre Pompidou.

Novembre 1954
Henri matisse meurt à 84 ans et
fait la couverture de match.

Par Anne-Cécile Beaudoin

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