Paris Match - France (2020-11-19)

(Antfer) #1

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les avions ont cessé de décoller. Depuis, Lithy passe ses jours à
calculer : lorsqu’il faut retrancher les 545 euros de leur logement
social des 900 euros de chômage, comment payer les charges et
faire vivre cinq personnes avec ce qu’il reste?
Ce casse-tête anxiogène l’empêche de dormir. A quelques
kilomètres, dans un de ces charmants pavillons jalousés par
ceux qui, comme les Abbot, se contentent d’un HLM, Sandrine
Lecavelier des Etangs partage les mêmes angoisses. Voilà les
deux femmes compagnes d’infortune. Pourtant, il y a quelques
mois encore, Sandrine tenait une agence de voyages à Rueil-
Malmaison, organisant des séjours à la carte pour une clientèle
huppée qui ne faisait jamais défaut. De cette époque prospère,
ne reste que le petit pendentif en or en forme d’avion attaché
à son cou. « La guerre du Golfe, le 11 septembre, le tsunami,
le volcan islandais, même la crise de 2008, on a tout surmonté
dans le milieu du tourisme. Mais cette pandémie
mondiale va, je pense, avoir raison de bon nombre
d’entre nous. » Avec son regard bleu perçant, son
épaisse chevelure rousse et son sourire bienveillant,
cette mère de famille a du mal à dire « je » pour
évoquer les difficultés qu’elle traverse. Elle préfère
parler de la situation globale du réseau d’agences de
voyages indépendantes : « Et encore, j’ai de la chance.
Certaines boutiques étaient tenues par des femmes
seules avec enfants. Heureusement, je peux compter sur mon
mari. » Le 30 septembre, elle a dû céder son bail, allégeant ses
charges de 40 %. Un jour « horrible », se remémore-t-elle. Désor-
mais, la chambre d’amis accueille sa petite entreprise. Elle a
perdu 80 % de son chiffre d’affaires. Billets d’avion et réserva-
tions d’hôtel ont cédé la place à de multiples paperasses admi-
nistratives. Un décret l’autorise à garder pendant dix-huit mois
l’argent des réservations non réalisées. De quoi maintenir sa
trésorerie, sécurisée par un prêt garanti par l’Etat, dans l’espoir
que, d’ici là, ses clients pourront voyager à nouveau. Au terme
de ce délai, si ce n’est pas le cas, il lui faudra tous les rembourser,
et sans doute mettre la clé sous la porte.
Sa peur est celle de milliers de patrons français. Pour l’ins-
tant, la situation est paradoxale : la panoplie des mesures mises
en place par l’Etat a rempli son rôle et « gelé » les procédures de
cessation de paiement et de dépôt de bilan. Le calme avant la
tempête. Depuis la mi-octobre, les avis de dépôt de bilan de TPE-


PME se multiplient dans les pages du « Bulletin des annonces
légales obligatoires ». Un rapport d’Euler Hermes, leader de
l’assurance-crédit, prédit une augmentation des défaillances, en
France, à hauteur de 25 % entre 2019 et 2021. Le pays compte
d’ailleurs déjà quelques faillites retentissantes, comme La Halle
ou Courtepaille. Privés d’aide depuis l’été, 2 millions de travail-
leurs indépendants sont au bord du précipice. « Cataclysme » chez
les coiffeurs, « drame absolu » pour les fleuristes... Les petites
entreprises ne savent plus quel mot utiliser. Dans sa boutique
de Nogent-sur-Marne, Maria Alves, elle, reste sans voix. Ce n’est
pourtant pas le genre de cette patronne hyperactive. Depuis
trente ans, elle tient deux magasins, l’un de chaussures, l’autre
de vêtements pour enfant, dans la rue la plus fréquentée de
cette ville moyenne du Val-de-Marne. « Jamais de ma vie je n’ai
été dans le rouge. Là, si l’on ne déconfine pas le 1er décembre...
je préfère même pas y penser! » Ses yeux soulignés
au khôl se détournent, comme pour ne pas voir ce
qui l’attend. Elle ne se paye plus depuis mars, ses
deux vendeuses sont au chômage partiel. Elle et son
mari vivent des salaires de leurs deux enfants de 25 et
28 ans qui, « grâce à Dieu, ont chacun un travail et
vivent encore à la maison ». La banque tolère son
découvert, mais plus pour longtemps. « On nous tue
à petit feu. L’Etat ne semble pas comprendre que,
si notre magasin ferme, on mourra de faim. Quand je vois les
supermarchés noirs de monde vendre les mêmes produits que
nous, je suis dépitée. Après toutes ces années à travailler, je ne
vais quand même pas me retrouver au RSA! »
Intérimaires ou chefs d’entreprise, la crise financière s’im-
misce dans leurs finances comme le virus dans les poumons : sans
différenciation. Dans la file d’attente de la banque alimentaire
de Montparnasse, seul un homme se réjouissait du deuxième
confinement. Il se fait appeler « le Breton ». La cinquantaine, des
chaussures en cuir intactes, un manteau droit, une casquette en
laine et le visage rasé à peine ridé, rien ne laisse deviner qu’il
vit dans la rue depuis quinze ans. La faim, la misère, vivre avec
rien, tel est depuis longtemps son quotidien. Sa bonne humeur
étonne. « Au moins, cette fois, les cimetières sont ouverts »,
assène-t-il. Une blague de mauvais goût? Il s’explique : « C’est
le seul lieu avec des points d’eau où je peux faire ma toilette
discrètement. » n @Palomatch_

Maria, la Marchande
de chaussures, et
son Mari vivent des
salaires de leurs
deux grands enfants


  1. Flavie et Rassoul font
    les courses le jeudi,
    jour d’ouverture de l’épicerie
    solidaire de Montparnasse.

  2. La réserve de conserves
    est dans la salle de douche.

  3. Le lit sert de table. Aujourd’hui,
    c’est pâtes au tofu.


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