Paris Match - France (2020-11-19)

(Antfer) #1

68 parismatch DU 19 aU 25 novembre 2020


Ecrans, t l visions, portablEs... partout En


azErba djan, on s’Est d lEct dEs frappEs dEs dronEs


turcs. on voulait voir l’EnnEmi souffrir


De notre envoyé spécial au Karabakh Régis Le Sommier


ous étions arrivés en vue du village arménien de
Khanlig, pris sans combat quelques jours plus tôt.
Dans les petites maisons blanches vidées de leurs
habitants, les soldats azéris avaient déjà établi
leur casernement. Mais devant l’école, un talus
et des caisses de munitions vides marquaient
encore l’ancienne position de l’artillerie armé-
nienne. L’azerbaïdjanaise, elle, était postée sur les
hauteurs. Alors qu’une salve d’obus de 130 mm
déchirait le ciel pour s’envoler au-dessus des montagnes, le colo-
nel Samir, dont le pick-up Toyota noir venait de nous ouvrir la
route, avait cru utile d’affirmer : « C’est très précis. » Les canons
azéris visaient le corridor de Latchine, ce cordon ombilical
qui relie l’Arménie au Karabakh et lui permettait de le
ravitailler en armes. C’était le dernier rempart. La tenaille
qui visait Stepanakert, la capitale du Haut-Karabakh, et
Choucha, la cité historique, avec sa cathédrale, était en train de
se refermer. Si le front cédait ici, l’Azerbaïdjan l’emporterait...
Et l’ Azerbaïdjan l’a emporté.
Mais ce lundi 2 novembre, la façon débonnaire avec laquelle
le colonel Samir arpentait le champ de bataille, tête nue et sans
gilet pare-balles, indiquait déjà que la victoire était proche. Pour
explorer le district de Fizuli, dans le sud du Karabakh, nous
avions franchi à toute allure les fossés antichars qui, très récem-
ment, constituaient la ligne de front. Blindés et pick-up calci-
nés jalonnaient encore une route défoncée par les obus. Quand
l’histoire s’accélère, la technologie, même la plus avancée, a du
mal à suivre, et l’opérateur téléphonique s’obstinait à annoncer
sur mon portable : « Bienvenue en Arménie... » Et pourtant, le
chapitre était clos. A un carrefour, un T-34 neutralisé pointait
son canon inerte sur la montagne, comme pour rappeler ce que
cette guerre a d’absurde, au moins pour ceux qui sont étrangers
à l’hostilité immémoriale qui a opposé chrétiens et populations
tatares. « Morts brûlés vifs pour du sable et des cailloux », aurait-
on voulu écrire en guise d’épitaphe...

Après leur victoire en 1993, les milices arméniennes ont
forcé la population azérie à prendre le chemin de l’exil, pro-
fanant parfois jusqu’à leurs cimetières. Alors que nous faisons
une halte près d’un amas de tombes vandalisées, laissées en
l’état depuis sans doute des dizaines d’années, le colonel me
donne son explication. C’était juste, nous assure-t-il avec mépris,
« pour arracher les dents en or aux cadavres ». Je lui demande
si les Azéris n’en font pas autant quand ils prennent un village
arménien. « Nous ne touchons certainement pas aux églises
ni aux cimetières! » me répond-il, choqué. « Vous comprenez
que ce peuple qui a vécu un génocide pense qu’avec vous cela
recommen cera? » « Les civils arméniens pourront rester si l’ar-
mée s’en va, répond-il, imperturbable. Nous vivrons ensemble
comme avant. Le problème, c’est que les Arméniens s’imaginent
que partout où ils vont, tout leur appartient. Vous verrez, ceux
qui vivent en France finiront par dire que votre pays est à eux... »
Dans cet océan de ruines sur lequel nous nous sommes aventu-
rés, il n’y a qu’un seul esquif insubmersible, la haine.

A Gubadli, dans les contreforts sud du Karabakh, le 2 novembre.
Sur ce bout de terre reconquis mi-octobre, les canons de 130 millimètres
d’une unité azérie d’artillerie mobile pilonnent le corridor de Latchine.

L’enterrement de Flora Zihadova, une puéricultrice
de 53 ans fauchée par un missile Smerch à Tap Qaraqoyunlu.
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