Paris Match - France (2020-11-19)

(Antfer) #1

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AZERBAÏDJAN

AZ.
IRAN

Corridor de Latchine

Haut-Karabakh

Choucha

Hadrout

Kelbadjan

Martakert

Stepanakert

ARMÉNIE

20 km

Arménie

Azerbaïdjan

Az.
Iran

Tur

quie

Géorgie Russie

100 km

LA NOUVELLE DONNE


Territoire conservé par
les séparatistes arméniens
et sous supervision russe
Territoire conquis par
l’armée azérie
Territoire restitué par l’Arménie
avant le 1er décembre 2020

Jeudi 29 octobre, à notre arrivée sur le marché azéri de
Barda, le macadam est encore couvert du sang de 21 victimes.
Des dépanneuses embarquent les véhicules calcinés. Une
femme s’effondre en larmes dans les ruines de son magasin de
fruits et légumes. La boucherie voisine est une scène de carnage.
Comment oser s’interroger sur la nature des morceaux de chair
qui, dans ce chaos, se mêlent aux pattes de poulet? Des roses
ont été déposées pour tenter d’apaiser cette vision d’horreur.
La haine encore. A peine débarqués à l’aéroport de Bakou,
elle nous saute aux yeux : « Le Karabakh est à nous! » Slogan
qui ne nous quittera pas de tout le séjour, insolent sur les pan-
neaux publicitaires, lancinant à la radio sur fond de guitare
électrique. La perte de l’Alsace-Lorraine en 1870 produisait
sans doute le même effet. Les esprits sont chauffés à blanc.
« Mon oncle a combattu au Karabakh en 1993, nous explique
un guide, diplomate, patriote. A l’époque, ils avaient trois
kalachnikovs pour vingt soldats. C’était plutôt des policiers
et des gardes- frontières. » Il ne le dit pas mais cette infériorité
matérielle semble être pour lui l’unique raison de la défaite. Et
cette humiliation, l’Azerbaïdjan ne l’a jamais acceptée. Alors,
il s’est uni dans un seul objectif : récupérer le territoire perdu.
Le problème, c’est que ce Karabakh (« jardin noir » en turco-
persan) est peuplé de 130 000 Arméniens qui vivent depuis des
lustres accrochés au massif montagneux qu’on aperçoit nimbé
de nuages. Entre 2004 et 2011, l’Azerbaïdjan a multiplié par
cinq les dépenses militaires. Elles sont maintenant sept fois
supérieures à celles de l’Arménie. Miracle du corridor gazier
qui alimente la Turquie et l’Europe depuis la mer Caspienne,
l’Azerbaïdjan version 2020 est un pays prospère. Et, cette fois,
son armée est la plus forte. Surtout que les coreligionnaires
turcs sont venus en renfort avec leurs drones d’attaque et
leurs mercenaires syriens. Alors que notre voiture croisait les
cohortes de Lada hors d’âge qui ramenaient des familles épui-
sées dans des villages situés dans les anciennes zones de com-
bat, notre guide semblait fasciné par une vidéo : des soldats
arméniens pulvérisés par des drones turcs. Le même homme
nous avait assuré que la guerre était un grand malheur...
Les images passaient aussi en boucle dehors, sur des écrans
géants, à la télévision. Partout on voulait voir l’ennemi souffrir.
A l’époque bolchévique, Moscou a fait
du Haut-Karabakh une région autonome
au sein de la République socialiste sovié-
tique d’ Azerbaïdjan, malgré les promesses
qui avaient été faites à celle d’Arménie. Pour
Staline, la division des peuples du Caucase était
une des plus sûres manières de faire régner
l’ordre. Avec la chute de l’URSS, le réveil des
revendications ethniques et religieuses a été
brutal. Les Russes ont su rester dans cette
position ambiguë qui fait d’eux, aujourd’hui, d’incontournables
arbitres, bien plus solides que les instances européennes. Même
sous l’ère de Vladimir Poutine, Moscou, redevenu le tradition-
nel défenseur des chrétiens d’Orient, commerce avec Bakou. Et
fournit des armes aux deux camps, gratuitement pour les Armé-
niens... Les Russes ont présidé au premier cessez-le-feu, une
semaine après la renaissance du conflit. Il a duré quatre minutes,
montre en main. Les deux suivants, négociés par la France et
les Etats-Unis, n’ont pas excédé cinq minutes. Finalement, c’est
encore la Russie qui a dessiné la ligne rouge à ne pas franchir
sans risquer son entrée dans la danse. Et Moscou a sifflé la fin
de la partie... décidé à bien veiller sur le respect de son cessez-


le-feu pendant au moins cinq ans, et plus si affinités, retrouvant
ainsi un peu des limites de son ancien empire.
Pendant les vingt-sept dernières années, Azéris et Armé-
niens se sont observés, séparés parfois par moins de 300 mètres.
« Nous n’avions aucun contact avec eux », insiste Abbas, l’ad-
joint au maire d’un village que j’ai découvert encore encombré
de camions de transports de troupe, Tap Qaraqoyunlu. Pour
mieux appuyer le propos, la ligne de démarcation qui séparait
les deux populations passait... le long du cimetière. Le jour
de notre venue, des hommes y étaient rassemblés pour rendre
hommage à Flora Zihadova, 53 ans, tuée par un missile Smerch
tombé sur son poulailler. Il fallait se dépêcher de la mettre en
terre dans son linceul blanc. Pour cause de tirs de mortier. Un
imam, que rien ne distinguait dans sa tenue, récitait un extrait
du Coran. Nul éclat de voix, la peine était contenue. Soixante-
dix ans d’athéisme obligatoire ont laissé des habitudes. Mais
la religion ne sera peut-être pas le principal obstacle. Reste le
nationalisme. Au colonel Samir, j’avais objecté : « Franchement,
quand on voit sur vos affiches le drapeau turc mêlé au vôtre, il
est difficile de ne pas s’imaginer qu’après le Karabakh, ce sera
le tour de toute l’Arménie! » « S’ils arrêtent la guerre, nous
nous contenterons du Karabakh qui nous appartient. L’Armé-
nie pourra vivre en paix, je vous le garantis. »
La garantie russe sera sans doute plus sûre.
En un peu plus d’un mois, le tiers des
terres contrôlées par les séparatistes armé-
niens a été reconquis. Avec l’accord du
10 novembre, ceux-ci conservent essen-
tiellement la capitale, Stepanakert, et les
campagnes alentour. Pour de nombreux
Arméniens qui ont le sentiment que des mil-
liers d’entre eux sont tombés pour rien, cette
« capitulation » est ressentie comme une trahison.
Côté azéri, une course de vitesse s’est engagée. Il s’agit de
montrer aux populations que tout a changé et qu’ils ont beau-
coup à y gagner. En même temps que les démineurs scannaient
le sol avec leurs « poêles à frire », des dizaines de poteaux élec-
triques surgissaient, parfois dans la journée. Les plaies de la
guerre ne sont pas pansées que pelleteuses et engins de ter-
rassement dessinent de nouvelles lignes de communication.
Au moment de notre départ, ils devaient relier à son nouveau
chef-lieu azerbaïdjanais l’ancien village de Madagiz. Ne cher-
chez pas ce nom sur les nouvelles cartes. Désormais il s’appelle
Sugovushan. n @LeSommierRgis

EN 1993, LES MILICES
ARMÉNIENNES
AVAIENT VIDÉ
LA ZONE MANU MILITARI,
FORÇANT À L’EXIL
500 000 AZÉRIS
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