Beef_Magazine_N_20__D_233_cembre_2018-F_233_vrier_2019

(Maria Cristina Aguiar) #1
PHOTOS : NEUMANN & RODTMANN / SOLARUND PHOTOGRAPHER.COM POUR BEEF!

lunettes de soleil, casquette, le père avec
la visière à l’avant, le fils à l’arrière. Le
vent s’est calmé, mais les vagues mesu-
rent encore un mètre de haut. Martin fait
glisser le petit bateau métallique à
travers l’eau comme un surfeur glisse sur
sa planche.
Après dix minutes de route, la rive
tourne sur la droite, s’ouvrant sur une
baie calme. Ici, le lac est paisible, et les
Karlsson peuvent attraper les écrevisses.
Et les crustacés le font eux-mêmes. La
pêche à l’écrevisse se déroule de la façon
suivante : on utilise une nasse avec un
appât, de préférence du poisson frais, on
la jette dans l’eau à quelques mètres du
rivage, de préférence sur un sol pierreux,
et l’on attend. Les Karlsson les laissent
au moins une demi-journée dans les
hauts fonds du lac, et ils ne se sont
rendus dans cette baie que l’après-midi
de la veille. Une bouée marque l’extré-
mité de la ligne à laquelle les nasses sont
attachées. Au milieu du bateau, les
pêcheurs ont empilé des boîtes pour
former une table de tri. En tirant sur la
ligne, ils récupèrent nasse après nasse.
Les plus petites écrevisses sont triées
automatiquement grâce à un trou percé
dans le filet, les autres sont récupérées
par les pêcheurs. Avec des gants épais,
ils trient les écrevisses selon deux caté-
gories. Celles qui sont assez brillantes,
« si elles sont noir acier, on les écarte
rapidement », explique Martin, car elles
ne seraient plus rouge vif après la
cuisson. Et celles qui respectent la taille
minimale de dix centimètres, « on ne les
prend même qu’à partir de onze
centimètres, car les gens veulent les plus
grandes écrevisses possible », explique
Lennart. Son record? Une écrevisse de 25
centimètres de long, pour un poids de
2,5 livres. C’était déjà il y a quelques
années.
Une heure et environ 40 nasses plus
tard, 15 kilos d’écrevisses se trouvent
dans les caisses, juste assez pour Anton
et Måns. Ils devront revenir prendre les
prises le lendemain. Les crustacés
passent la nuit dans l’eau pour vider leurs
intestins. Ce n’est qu’après l’autonet-
toyage qu’intervient le traitement à la
brosse – et que la vie de l’écrevisse arrive
à son terme.

« Je suis prêt à tuer », dit Anton dans
la cuisine, pour se donner du courage.
L’eau fume déjà dans une casserole sur la
cuisinière. Afin de tuer les écrevisses
immédiatement, Anton procède en petits
groupes. Gravement, les écrevisses
tombent dans l’eau bouillonnante, Anton
les en retire rouges après quelques
secondes. Avec la dénaturation des
protéines colorantes sous l’effet de la
chaleur, des pigments de couleur rouge
sont libérés.

« J’AI L’IMPRESSION
D’ÊTRE UN MEURTRIER »
Dans la casserole à côté, on prépare un
bouillon avec de l’eau, du sel, de la bière
brune et de l’aneth. Là, les écrevisses
finissent leur cuisson, où elles passeront
également la nuit, de sorte qu’elles pren-
nent l’arôme typique qu’une écrevisse
doit avoir à la Kräftskiva : salé, frais, avec
une note distincte d’aneth. Nettoyer,
tuer, cuisiner, laisser refroidir, ainsi
s’écoule le temps, qui conduit l’après-
midi vers le début de la nuit. À minuit,
la dernière écrevisse est dans le bouillon
et Anton fait le bilan avec le front en
sueur : « J’ai l’impression d’être un meur-
trier impitoyable. »
En même temps, Anton et Måns
auraient pu procéder plus facilement. Ils
auraient pu acheter des écrevisses au
supermarché, où les boîtes sont actuel-
lement empilées, avec des crustacés
importés de Chine ou de Turquie,
précuites et prêtes à être consommées.
Mais premièrement, elles ont meilleur
goût lorsqu’elles sont cuites fraîches, et
deuxièmement, il faut travailler leur
chair juteuse et blanche – jusqu’à la
dernière bouchée.
Le jour de la fête commence avec le
bourdonnement des téléphones
portables. « Je reçois beaucoup
d’émoticônes de crabes », explique Måns,
mais il n’y a pas d’écrevisses sur
WhatsApp. Alors que les deux hôtes sont
déjà de retour dans la cuisine, pour
préparer un gâteau au fromage et la
salade, les invités arrivent progressi-
vement. Son ami Viktor est l’un des
premiers, « Je suis vraiment excité »,
dit-il, « ce sera ma première écrevisse de
l’année ». Tout d’abord, il doit occuper le

poste de président du département de la
décoration. Il sort sur la véranda avec des
nappes imprimées avec des écrevisses,
des confettis en forme d’écrevisses, de
lampions d’écrevisses et des guirlandes
d’écrevisses sous ses bras. « Nous avons
la décoration dans le sang », dit-il. Si l’on
est malin, on peut obtenir quelques
conseils d’initiés auprès du père de Måns,
Stefan. Il explique avec un regard pétil-
lant qu’il détient le record du dîner dans
la région, où il a mangé 28 écrevisses en
un soir. « Tout le monde se jette sur les
plus grosses écrevisses, mais les femelles
ont le meilleur goût », dit-il. Elles sont un
peu plus petites, et on peut les
reconnaitre avec leur aspect un peu plus
trapu, t ont aussi une paire de pattes
supplémentaire. « Si on a de la chance,
elles portent encore leurs œufs, et c’est
le meilleur », dit-il en souriant du sourire
d’un détenteur de record.
Petit à petit, la fête prend forme égale-
ment, les écrevisses sont partout : sur les
murs et sur la table, sur le sol et les
lanternes au plafond, sur les chapeaux et,
surtout, dans les plats de service. La scène
rappelle l’anniversaire d’un enfant, une
pensée qui vient au son de la première
chanson. Librement traduit, cela donne
quelque chose comme : « Plus d’eau-
de-vie, plus d’aneth, plus d’eau-de-vie,
plus d’aneth, je n’ai jamais été ivre » (ça
doit être un mensonge), « Je bois trop » (ça
doit être vrai), la fin étant marquée par un
retentissant « Skål ! », à la vôtre. Ensuite,
les écrevisses sont o ertes et soudain,
tout va très vite. Des bouches suçotent les
carapaces, des mains cassent les pinces,
ça craque, et à la fin, le père de Måns assis
à la table secoue la tête : « En fait, il faut
commencer par la salade, » dit-il, mais son
conseil est étou é dans la cacophonie de
la Kräftskiva.
Seules les écrevisses résistent encore.
Leurs épines et le bord de leur carapace
laissent de fines entailles sur les pouces
de ceux qui veulent manger leur chair.
« Elles sont typiques de la nourriture
suédoise, elles vous punissent jusqu’au
bout », explique Viktor. Mais la chair
blanche, fraîche et salée fait oublier les
petites blessures, les chansons à boire
distraient, et la bière et l’aquavit engour-
dissent la douleur.

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