Coup de Pouce - (02)January-February 2020

(Comicgek) #1

G


lorieuse et virginale, elle émergea sous
ses yeux dans son lit d’aube doré. C’était
encore plus beau que dans son souvenir,
il est vrai bien lointain. Si beau, si grand, si infini
qu’une envie folle de se dépouiller de ses vête-
ments fanés le prit aux mollets. Comme un che-
val dessellé après la course, il se serait roulé nu
en un picotin fou dans le lit échevelé d’herbes
translucides, s’écorchant le dos avec délice aux
parcelles de terre sèche. Il avait soif de planter
son nez au creux de cette tourbe craquelée de
soleil, de mâcher des brins d’avoine pâmés de
trop d’été. Mais, sagement, il se contenta de de-
meurer debout face à l’horizon, gavant son œil
immobile et ravi de la grandeur du spectacle, de
la débauche de verts que lui offrait l’horizon.
Tout cela pour lui seul, unique spectateur qui,
comme un affamé, gobait le jade acide des prés
abandonnés, l’olive discret des bocages indisci-
plinés et l’émeraude profond des cimes les plus
hautes. Cette campagne de ses premières an-
nées, qu’on lui avait interdite. Il aspira goulû-
ment l’air, qui lui parut impeccablement libre de
toute humanité. Ses poumons encrassés se gon-
flaient douloureusement dans leur effort pour
absorber le maximum d’oxygène ambiant.
Il resta là plusieurs heures, chauffant sa
couenne blême aux rayons de midi. Il avait se-
coué ses chaînes. Là-bas, à des centaines de kilo-
mètres et des années-lumière, on le cherchait.
On ne lui pardonnerait pas sa fuite. Il songea à
sa femme, qui dormait toute seule sous sa chape

de marbre. Elle ne l’aurait pas blâmé. Peut-être
même aurait-elle eu la force de l’accompagner
dans sa fuite si la maladie et la tristesse ne
l’avaient emportée.
Il avait franchi les frontières interdites.
Longtemps, il avait marché, plus longtemps que
son organisme usé pouvait endurer, mais il se
sentait plus jeune et plus vivant qu’un enfant, un
matin de Noël. Pourtant, ses jambes étaient
lourdes de la boue des chemins et des kilomètres
avalés depuis la noirceur débutante et jusqu’au
point du jour. Ses genoux criaient au secours. Et
puis, de sa carcasse montait l’odeur musquée de
la sueur rance, celle de l’effort physique, un par-
fum d’autrefois, presque oublié lui aussi. Mais
qu’importait? Il était là et c’était tout ce qui
comptait. Il se sentait heureux, et cela aussi,
c’était nouveau. Toutes les fibres de son corps
tremblaient doucement, vibrant à l’unisson du
grand corps assoupi de la nature. Comment
avait-il pu rester si longtemps éloigné et accep-
ter sans broncher tant d’années, que disait-il,
tant de décennies dans la prison de la ville? À
cette minute, il renaissait.
De temps en temps, l’image de sa fille s’impo-
sait, se glissant entre lui et la campagne radieuse
comme une ombre mauvaise, un nuage évanes-
cent annonciateur d’orage. Il secouait alors la
tête pour chasser le vilain spectre de sa rétine,
mais elle s’accrochait, la teigne, menaçant de
gâcher son plaisir. Il l’imaginait à cette heure,
son visage de poupée vieillissante pincé en un

Par Florence Meney

ILLUSTRATION: ANNICK POIRIER/C.

Nature


morte


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JANVIER-FÉVRIER 2020
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