Coup de Pouce - (06)June 2020

(Comicgek) #1
Personne ne savait pourquoi elle était re-
venue au Québec, au début des années
soixante, ni pourquoi, à trente-cinq ans, elle
avait marié un obscur avocat, un homme af-
fable et cultivé certes, mais terne et discret.
Tu n’avais que cinq ans de plus que moi. Ce
n’était pas beaucoup. Mais assez pour avoir un
conjoint, deux enfants, une vie. Pour la première
fois, tu te retrouvais seule. Ton époux, consul de
France aux États-Unis, t’avait envoyée sur la plage
du Maine te reposer. Tu n’avais pas non plus prévu
me rencontrer, moi, ta belle des bois comme tu
m’appelais. J’ignorais ce qu’était l’amour, et je n’ai
pas compris ce qui nous arrivait. Nos longues pro-
menades sur le sable, les verres de vin sur la terrasse
du Sand Bar et, chaque matin, nos rendez-vous ici
pour regarder le soleil se lever. J’ai trouvé cela tout
naturel quand tu m’as prise dans tes bras. On ne
m’avait jamais témoigné de tendresse. Tes caresses
m’ont touchée jusqu’à l’âme.
Et puis, le temps est venu de retourner à nos vies,
moi à Québec, toi à Washington avec le serment de
s’écrire et de se retrouver l’année suivante. Encore
aujourd’hui, j’emporte nos lettres partout avec moi.
Pendant trois étés, nous nous sommes revues dans
le Maine. Quand ton mari a été muté à Paris, la peur
de ne plus te revoir m’a donné le courage de tout
quitter. Partir en France était l’unique façon de ne
pas te perdre.
S’aimer secrètement n’est pas facile. Il faut tout
l’abandon et toute la force du monde. Je souffrais de
cette solitude parfois, et c’est cet accablement que tu
sentais au creux de ma poitrine. «Je vais le laisser,
Emma, nous vivrons ensemble.» Tu le croyais. Mais
je refusais de te savoir malheureuse à cause de moi.
Car, inévitablement, cela serait arrivé, tôt ou tard.
J’espérais qu’un jour, quand nous serions vieilles,
cela aurait enfin pu être possible. Mais je n’avais pas
imaginé qu’un cruel accident de la route puisse
t’enlever à moi à tout jamais. Apprendre la nouvelle
dans un banal article de journal relatant la mort
d’un ancien ambassadeur de la République et de
son épouse, m’a laissée sans mot, sans force.

À PROPOS


de l’auteur


MICHEL JEAN est un écrivain
et journaliste innu. Il est l’auteur de
dix livres, dont sept romans. Kukum,
paru l’automne dernier et unanimement
salué par la critique, est finaliste du
Prix littéraire France-Québec 2020.
Le recueil de nouvelles Amun, qu’il
a dirigé, est en voie d’être traduit
en allemand et en anglais.

Paris me paraissait vide sans toi, et je suis partie.
J’ai voulu des petits, comme tu en avais eu. L’homme
que j’ai épousé était bon. Il se passionnait pour la
littérature et m’a donné deux filles, comme toi.
Chaque été, je les ai emmenées sur notre plage.
Aujourd’hui, pour la première fois, je suis venue
seule avec ma petite-fille. Tu l’aurais adorée. Elle a
l’âge que j’avais quand je t’ai rencontrée. J’aime
l’idée que la vie, notre vie à toi et moi, se poursuive
dans ce lieu où elle est née. Tant que ce frisson qui
me parcourt existe, nous aussi, Estelle.
Marie-Aude ouvre les yeux, frotte ses pau-
pières alourdies. Sa grand-mère somnole
sous son énorme chapeau. Elle se retourne
sur le ventre, nettoie sa cuisse du sable qui s’y
était collé. Pendant qu’elle dormait, un jeune
homme s’est installé pour lire. Elle aime les
garçons qui lisent. Ces jours-ci, ils ne sont pas
si nombreux. La lumière souligne son profil
délicat, presque féminin et dore sa peau ve-
loutée. Au moment de tourner sa page, il lève
les yeux – ils sont d’un beau bleu profond – et
surprend Marie-Aude qui l’observe. Il lui sou-
rit. Elle ne baisse pas le regard.•

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JUIN 2020
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