Coup de Pouce - (07)July-August 2020

(Comicgek) #1

I


l avait la fin quarantaine et se nommait
André-A. Arsenault. Mais comme phrase
d’intro, il répétait toujours la même chose:
«Vous pouvez m’appeler triple A, comme les
batteries, parce que je déborde d’énergie. Ha!
Ha!» Et personne ne riait. Sauf lui.
Et c’est vrai qu’il avait déjà eu beaucoup
d’énergie à cet âge naïf où tous les rêves sont
permis. Il en avait déployé suffisamment, du
moins pour se lancer en humour dans le cir-
cuit des bars (et en sortir, quelques années
plus tard). Au fil des années, il avait accumulé
un nombre impressionnant de jobines incon-
grues qu’il avait eu du mal à garder. Ce n’est
pas parce qu’il était paresseux ou parce qu’il
commettait de graves erreurs... Disons
qu’André-A. était un démarreur de projets,
mais jamais un finisseur. À chaque nouveau
job, devant de nouvelles personnes, il s’auto-
proclamait «gai luron» avec la voix d’un ani-
mateur de radio qui annonce une grande
vente de tapis. Puis, l’enthousiasme s’émous-
sait avec le temps. Il ratait des réunions
d’équipe, oubliait des rendez-vous chez des
clients, débranchait le réveil pour dormir un
peu plus longtemps. Même les mises à pied,
quand on en a vécu plusieurs comme
André-A., pouvaient devenir monotones.
C’est donc d’un pas pesant qu’il débarqua du
train de banlieue ce soir-là, une énième lettre
de renvoi chiffonnée dans sa poche de
manteau.
Sur le pas de la porte de son appartement,
il retira ses bottes salies par la gadoue de fin
d’hiver en les secouant jusqu’à ce qu’elles
tombent négligemment sur le prélart. Se sen-
tant gris (il ne trouvait pas de mots plus justes
pour décrire son état d’esprit), il se dirigea
vers le frigo. Comme sa réserve d'énergie,
celui-ci était plutôt vide: un seul oignon sur

une pile de pelures sèches, un fond de sauce
HP pour les steaks minute (mais pas de steak
minute), ainsi qu’un vieux fromage Ficello
qu’il ne se souvenait même pas d’avoir acheté.
Et quel était cet aliment ratatiné et pourri
qu’il n’arrivait pas à reconnaître, au fond du
frigo? Après avoir haussé les épaules, il refer-
ma la porte, retira l’attache d’un sac de pain
et se plia une tranche qu’il mangea nue. Elle
goûtait le carton mou. Puis, il eut une illumi-
nation: «Ça goûte l’URSS», lança-t-il à la
manière d’un stand-up comic, devant un pu-
blic inexistant. Il rit tout fort de sa (mauvaise)
blague, ce qui raviva la migraine qui avait
commencé à s’installer en après-midi. Cet
homme était usé. Même l’humour, sa grande
passion, ne lui collait plus à la peau.
Puis il était écœuré d’être seul. La solitude
est un bonheur idyllique quand on la choisit,
quand on la place à son horaire comme un
rendez-vous avec soi-même, un délicieux
luxe à goûter au passage à travers le chaos
organisé de la vie. Or, il était seul même par-
mi une foule... Une foule... Comme au festi-
val, l’été dernier, avec sa belle Josée... Les
souvenirs remontaient à la surface, ce qui lui
donna une (nouvelle !) idée de génie. Il avala
sa dernière bouchée de pain plié et partit à la
recherche d’une gomme encore emballée au
fond d’une poche de manteau. Oui, il y en
avait une! Riche de sa trouvaille, il ressortit
de son morne logement comme il y était en-
tré, à la différence qu’il avait maintenant un
petit regain de quelque chose en lui. Respirant
à pleins poumons l’air froid et humide du
«centre-ville» de sa banlieue, il monta avec
aplomb une côte, pour ensuite arpenter
quelques trottoirs familiers. Il ralentit devant
une porte à la peinture bourgogne écaillée. Il
éleva le poing pour frapper à la porte, mais

pile

Tomber


Par Julie Rivard


JUILLET-AOÛT 2020

Ma vie | NOUVELLE LITTÉRAIRE |


50 |

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