L’Histoire est ingrate.
Aung San Suu Kyi a toujours
aimé la loi et l’ordre.
Elle a fondé son parti avec
d’anciens gradés
anslesruesdeRangoun,la capitaleécono-
miqueduMyanmar,quands’estompela
chaleurécrasantedujouret queflottent
lesodeursdebételet desoupedecre-
vettes,ils sontdesmilliersdetousâgesà
braverle couvre-feupoursortirtapersur
desfait-toutdefer-blanc.Et entonnerles
hymnesdesmanifestationsprodémocra-
tiede1988,quel’arméeavaitdispersées
à la mitrailleuse,laissant 3500 cadavressurle bitume...
Carl’innommables’estproduit.Le 1 erfévrierdernier,
DawAungSanSuuKyia étéarrêtée,assignéeà rési-
denceet déchuedesestitres.L’arméea désormaisles
pleinspouvoirs.«Quelespoirdelendemainsansnotre
guide?» commente– parla messageriecryptéeSignal–
KaungHtetThaw,étudianteenmédecinede 23 ansqui,
ceweek-end,comptaitparmiles 100000 protestataires
venusmanifesterà Rangoun.
Notre-DamedeBirmanie.A défautdemémoriserson
nom,le mondea surtoutretenuunsurnom,«TheLady»,
assortid’unesilhouetteimpeccabletoujoursdrapéede
la «tenga», tenuetraditionnellebirmane.L’Occidentl’a
béatifiéedesonvivantavantdela mettreauban,en
2017,poursonsilencecoupablesurle massacredela
minoritémusulmaneRohingya.Portaltier,visagegrave
dematerdolorosaorientale,cheveluredejaispiquée
d’unefleurd’orchidée,phrasépréciset unbringlaçant
dediplôméed’Oxford,elleimpressionne.Seuleet fra -
gilefaceauxgénérauxclaquemurésdansleurcitébun-
kerdeNayPyiTaw,littéralement«le trôneduroi», la
capitaleadministrativemoitiéBrasiliafuturisted’Oscar
Niemeyeret moitiévillagedela sérietélé«Leprison-
nier». Commentoublierqu’Orwellfutunfonctionnaire
dela policebritanniqueenBirmanie,et qu’ilpuisadans
ce paysle substratdesonœuvre? Lavillea étécrééeex
nihiloen 2005 : soixante-septfoisla tailledeParismais
aucunpiétonni centrecommercial,justedesverruesde
verreet debéton,hôtelset bâtimentsadministratifsjetés
aumilieudenullepart.«Il n’y a rien à y faire hormis
deux karaokés sinistres et un zoo peuplé de tigres pelés
et de pingouins, commente un homme d’affaires français
installéauMyanmardepuisquinzeans.C’estl’endroitidéalpour
mettrequelqu’unà l’ombre.» Et c’estlà que«la Dame» a étéarrêtée,
«miseà l’isolementdanssa maisondefonctionaprèss’êtrevunoti-
fieruncrimeéconomiqueinventédetoutespièces: import-export
illégaldetalkies-walkies.Depuis,ona justedevinésa pattedansle
communiquédela LND[Liguenationalepourla démocratie],son
parti: “Refusezle coupd’Etatet résistez”»,commente à Rangoun
le politologue Khin Zaw Win, directeur de l’Institut Tampadipa. Pri-
sonnier d’opinion de 1994 à 2005, cet homme courageux est un des
rares à avoir accepté que l’on mentionne son nom.
Certes,lesrelationsentreAungSanSuuKyiet lesgénérauxn’ont
jamaisétécordiales.Maisdepuissa libération,en2010,aprèsquinze
ansd’assignationà résidenceet troisembastillements,«la Dame»
avaitsucomposeravecl’armée.«Je suisla filledequivoussavez»,
énonçait-elle souvent. Son père, le général Aung San, fut un héros
national, négociateur de l’indépendance avec le colon britannique,
promis à la présidence avant d’être assassiné, en 1947. Aung San
Suu Kyi a toujours aimé la loi et l’ordre. Elle a fondé son parti avec
d’anciens hauts gradés. Quand bien même les généraux ont fait
assassinersesfidèles,quandbienmêmeils luiontinterdit,en1999,
devoirsonmarimourant,MichaelAris,unBritannique,cequilui
avaitaussivalud’êtrequalifiéede«putainpourétranger»...Elle
a pardonnéet plaidépourla réconciliationnationale.«AungSan
SuuKyia étéportéeparundesseinplusgrandqu’elle: reprendre
le flambeaudupèreet dirigerle pays.L’arméeet elleavaientun
intérêtà s’entendre», explique David Scott Mathieson, fin analyste,
pour Human Rights Watch, Asia Foundation, d’un pays où il vit
depuis vingt-cinq ans.
Quand elle est revenue aux affaires, en 2012, comme députée,
puisen2016,commeministredesAffairesétrangèreset cheffe,de
fait,dugouvernement(ellen’apasle droitd’êtreprésidentecar
ellea étémariéeà unétranger),MmeSuua acceptélesrèglesdu
jeu.Ellea laisséà l’arméelesministèresrégaliensdela Défense,de
l’Intérieur et des Frontières, le quart des sièges du Parlement, un
droit de veto sur toute réforme constitutionnelle et la mainmise sur
de gros holdings financiers. Elle se réservait de mener les réformes
de fond, comme l’électrification, l’évolution vers le fédéralisme et
la luttecontrela pauvreté.
Toutefois,cesdernierstemps,AungSanSuuKyisnobaitostensible-
menttoutce quiporteképiet treillis.«Elle multipliait les brimades
et les rebuffades vis-à-vis des militaires, nommant par exemple des
1
PARISMATCH du 11 Au 17 févriEr 2021
ACTuAlITé