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PaRiSMatcH du 11 au 17 février 2021
l fautimaginerl’émotionet la
crainteduplongeurprofession-
nelLucVanrellsursonbateau
aumouillage,dansla calanque
dela Triperie,aucapMorgiou,
avantqu’ilessaied’entrerpour
la premièrefoisdansle sitearchéologique
le plusdifficiled’accèsdeFrance.Il vérifie
sonmatériel,sonfild’Ariane,seslampes
étanches,la pressiondesesbouteilles,le
fonctionnementdesondétendeuret deson
giletstabilisateur.Il estdevantl’inconnu.
Quoiqu’ilarrive,il vadevoircontrôlerson
rythmecardiaque,dontdépendsasurvie.
L’appréhensionestinévitable.Lestress,inter-
dit.Il plonge.Levoilà,uneminuteplustard,
à 37mètressousla surface,devantl’entrée
d’unegrotte,surle replatd’untombant
rocheux.A premièrevue,riend’intéres-
sant: pas de faune, presque pas de flore.
Pourtant, il avance, pénètre dans la cavité par
un porche de 1,8 mètre de haut et de 3 mètres
de large, traverse une salle exiguëpuispro-
gresse le long d’un corridor qui, de
plus en plus étroit, remonte peu à
peu. Chaque coup de palme sou-
lève une vase noire qui obscurcit
la vue en dix secondes et reste en
suspension des heures. On ne voit
pas sa main, collée sur son masque.A cet
endroit, en 1991, trois plongeurs ont perdu
la vie. Les sauveteurs ont retrouvé de l’air
dans leur bouteille. Perdus dans le noir pro-
fond, ils sont morts de peur, intoxiqués par
le gaz carbonique de leur propre respiration
haletante. Luc Vanrell ne doit pas y penser.
Il ne doit pas penser au plafond minéral qui
l’empêchera de remonter en cas de problème.
Il ne doit pas non plus se projeter sur le tra-
jet du retour à tâtons, le long du fil d’Ariane,
lampes éteintes puisque inutiles, dans une
encre épaisse, pleine de cette vase mortelle.
Cette grotte se mérite, il devine qu’elle saura
lui rendre la monnaie de sa trouille.
Si une faille traverse la tête d’un cheval
dans la grotte, on doit la retrouver dans la réplique
Dontacte: aprèshuitminutesdesoli-
tudeet 116mètresparcourusdansce boyau
ascendantquiserpentedansle ventrede
la falaise,le plongeurrefaitsurfacesous
unevoûtemiraculeuse.Lafameusegrotte
Cosquer.Encore40 mètresde nageensurface
et elleoffreà sesregardséberluéssa beauté
cachéedepuistroiscentssiècles.Explorée
aumitandesannées 1980 parle plongeur
HenriCosquer,quiluidonnasonnomenla
déclarantle 3septembre1991,cettecavité
creuséedansle calcaireduparcnationaldes
CalanquesdeMarseilleregorgedetrésorsde
l’artpariétal.
«Quandje suisentré,raconteLucVanrell,je
mesuisdit: “J’arrêtela spéléo! Dorénavant,je
seraidéçuenpermanence.”C’étaitmagique.
Unjoyau.Lesscintillements,l’acoustique,la
brillancedesminéralisationsquise reflètent
dansl’eauverte,unsiteà l’égaldeLascaux,
ChauvetouAltamira,enEspagne.Lesémo-
tionssontpuissantes.» Le plongeurestfrappé
partroischevauxdessinés,lesempreintesde
mainsnoiresforméesaupochoirau
fonddupuitsterminal,lestracés
dedoigtsd’enfants: «J’avaisl’im-
pressiondereprendreuneaventure
vieillede 30000 ans,c’estunlien
directavecnosancêtres.» Depuis
sa plongéeinitiatique dans un rêve aquatique
éveillé, Luc Vanrell n’a cessé de fréquenter
ce lieu suspendu hors du temps. De 1995 à
aujourd’hui, le plongeur archéologue, connu
pour avoir découvert en 2000 l’épave du P38
d’Antoine de Saint-Exupéry au pied de l’île de
Riou, a supervisé les missions scientifiques
consacrées à cette grotte ornée dont l’accès,
interdit depuis 2013, est fermé. Il en est éga-
lement le conservateur en chef, le soucieux
cerbère. Au côté des célèbres préhistoriens
français Jean Clottes et Jean Courtin, il a
documenté, photographié, cartographié et
numérisé en 3D chacun de ses recoins avant
la destruction annoncée. Car Cosquer n’est
pas un chef-d’œuvre en péril. C’est un chef-
d’œuvrecondamné.Leréchauffementclima-
tiqueaccélèrela montéedela Méditerranée,
entaméevoilà 9000 ans.Lagrotteserabien-
tôtnoyéeet,déjà,le bouleversementde
l’aérologiela fragilise: «Auparavant, explique
Luc Vanrell, c’était le mistral, un vent froid,
sec, venant du nord, qui était dominant.
Cen’estplusle cas.Lesventsdusud-est
dominent,ils créentunehoulequifrappela
falaise.» Cosquerestperdue.MaisCosquer
serabientôtretrouvée.Enjuin2022,le grand
public,lesfamillescommelespassionnés,
lesasthmatiques et même les sujets à otites
auront accès à ces trésors engloutis, jusque-là
réservés aux plongeurs professionnels émé-
rites. La Villa Méditerranée, située juste à
côté du Mucem, à l’entrée du Vieux-Port de
Marseille,enaccueillerale fac-similé.Lepro-
jet,lancéparla régionPaca,estpilotépar
la sociétéKléberRossillon: «L’entrée se fera
par une copie du club de plongée d’Henri
Cosquer. Le public descendra ensuite sous le
niveaudela mer,puiss’installeradansdes
nacellesquicirculerontdansla grottedupli-
quée», promet Geneviève Rossillon, gestion-
naire de l’ensemble.
En attendant, tandis qu’à Paris l’atelier
Stéphane Gérard, spécialiste de la repro-
duction de formations géologiques, sculpte
à l’identique stalagmites, stalactites, colonnes
et drapés, à plus de 500 kilomètres de
Marseille, dans le village de Montignac,
d’autres mains agiles tentent de recréer la
courbe du dos d’un bison puissant, la ron-
deur d’une méduse ou d’un pingouin, la force
des chevaux qui avaient tant ému Luc Vanrell.
Leséquipesquiontdéjàprésidéausuccèsde
la répliquedela grotteChauvets’emploient
à «sauver» Cosquer. Alain Dalis a grandi au
pied de la grotte de Lascaux. Plasticien pas-
sionné d’art préhistorique, il est le patron de
la société Arc&Os. Pour reproduire les parois
de la grotte engloutie, il utilise une fraiseuse
A l’époque,
le rivage était à
5 kilomètres
de la caverne