Paris Match - France (2021-02-25)

(Antfer) #1
Felipe, ici avec son père au
début des années 1980, a
passé la nuit près de lui lors de
la tentative de coup d’Etat.
En juin 2014, le roi
Juan Carlos abdique en faveur
de son fils Felipe.

A l’extérieur du Parlement, les rues sont désertes, Madrid res-
semble à une ville fantôme. Le peuple retient son souffle. Il sait
que tout va se jouer à la Zarzuela : le destin de l’Espagne est entre
les mains de son roi. Juan Carlos est encore une énigme et les
assaillants sont persuadés qu’il les soutiendra. Le souverain de
43 ans, longtemps perçu comme un jouet du Caudillo, un falot,
amateur de voitures de sport et de soirées mondaines, va se révé-
ler être un chef hors pair autant qu’un fin stratège. Toute la nuit,
pendu au téléphone, il va évoluer en terrain miné. La priorité
est de faire rentrer les régiments dans le rang. Parmi les capi-
taines généraux des neuf régions militaires d’Espagne, « certains
hésitent, d’autres restent loyaux à contrecœur », explique Laurence
Debray, auteure d’une biographie de Juan Carlos^ (« Juan Carlos
d’Espagne », éd. Perrin, 2019). Mais tous acceptent parce que, en
tant que commandant en chef des armées, Juan Carlos est l’un
des leurs. « Il prouve alors que son rôle n’est pas uniquement figu-
ratif », poursuit l’auteure. Pendant ce temps, la reine Sofia distri-
bue des sandwichs. Le jeune prince Felipe, âgé de 13 ans et qui
s’endormira plusieurs fois, vit là sa première initiation au poli-
tique. Son père lui confie : « Notre couronne est comme un ballon
de foot qui est en l’air, on ne sait pas de quel côté il va tomber. »
Le roi souhaite parler au peuple mais les locaux de la télévision
ont été encerclés et envahis par l’armée. Il est plus d’une heure
du matin quand les moyens techniques parviennent enfin à la
Zarzuela, apportés par deux journalistes venus à moto. Cintré dans
son uniforme militaire, Juan Carlos déclare : « La couronne ne peut
tolérer que des personnes interrompent par la force le processus
démocratique tel qu’il a été adopté par référendum au moment de
la Constitution de 1978. » Il reste fidèle aux idéaux de son père,
don Juan, qui lui a légué l’amour de la démocratie. Peu après, à
Valence, Milans del Bosch fait rentrer les chars. Quelques heures
plus tard, Antonio Tejero libère les députés avant de négocier sa
reddition en fin de matinée. « La reconnaissance du pays et de sa
classe dirigeante envers le roi est immédiate et unanime. Il devient
alors un héros et entre vivant dans la légende des grands hommes,
raconte Laurence Debray. La monarchie constitu-
tionnelle sort renforcée de cette épreuve du feu
qui a soudé le pays autour de son souverain. En
plus de sa légitimité dynastique provenant du
sang et de l’histoire, de sa légitimité franquiste
d’héritier du Caudillo, de sa légitimité démocra-
tique provenant des référendums successifs, il
acquiert désormais une légitimité d’arme : cette
nuit-là, il a gagné sa couronne. »


du 25 février au 3 mars 2021 PA RI S M AT C H
Free download pdf