Paris Match - France (2021-02-25)

(Antfer) #1

actualité


du 25 février au 3 mars 2021 PaRiS Mat cH

la Cepi, en Norvège, on connaît les travaux de Frédéric Tangy. Le
25 février 2020, quand arrive un e-mail du vaccinologue français
présentant son projet, le préjugé est favorable. En moins de deux
jours – un dimanche! – une réponse positive lui est envoyée. Sur
200 dossiers, huit sont retenus, dont celui de Pasteur. A la clé, une
subvention de 4,3 millions d’euros. De quoi financer les travaux.
Sous la houlette de Tangy, le labo n’a plus qu’à phosphorer.
La spécialité de l’expert français peut sembler primaire mais elle
est d’une grande sophistication. Elle consiste à utiliser le vaccin
contre la rougeole pour immuniser contre d’autres
maladies. Pour simplifier, il faut imaginer le génome
du virus atténué de la fameuse maladie enfantine
comme un train composé de wagons ; on y introduit
les antigènes d’un autre virus, qui déclenchent la
réponse immunitaire protectrice. L’idée du professeur
Tangy est de faire monter à bord les antigènes du
coronavirus.
Pendant ce temps-là, au sous-sol de l’Institut Pasteur, un autre
chercheur est à la tâche : Nicolas Escriou, 55 ans, un polytech-
nicien qui s’est spécialisé dans l’étude des virus respiratoires.
Longtemps attaché au laboratoire de génétique moléculaire des
virus à ARN, où il a rencontré sa future femme, ce mathéma-
ticien dispose d’un petit labo et de trois collaborateurs. Moins
titré, moins considéré – ses publications scientifiques sont peu
nombreuses –, hiérarchiquement subordonné à Frédéric Tangy,


il cherche lui aussi à concevoir un vaccin contre le
Covid-19. Il fait cavalier seul.
Dès la fin février 2020, la rivalité est évidente : Tangy
raconte qu’Escriou ne répond plus à ses messages,
boude ses réunions ou, quand il s’y rend, en sort parfois
en claquant la porte. Il ajoute qu’Escriou conserve
même des données dans son tiroir. Quand Tangy le
charge de commander des séquences antigènes, il s’exé-
cute mais les garde pour lui, ce qui oblige son supé-
rieur à en acheter de nouvelles en Thaïlande, au prix
fort. Perte de temps, perte d’argent. Les chicanes proli-
fèrent aussi vite que des cellules dans une éprouvette.
Un lundi matin, un laborantin découvre que les souris
en phase de prétest ont disparu de leur cage pourtant
fermée pendant le week-end. Il faut en faire venir de
nouvelles, relancer les tests, encore des jours gâchés.
Début mars, plus de doute : l’ingénieur taiseux du sous-
sol s’est bien lancé dans la course ; il cherche en paral-
lèle ses propres « candidats vaccins » – ainsi appelle-t-on
les prototypes testés dans la recherche d’un futur vac-
cin. Fort de ses dizaines de brevets, spécialiste renommé
de la plateforme rougeole, Tangy hésite entre l’ironie et
l’agacement. Escriou se croit-il vraiment capable de trou-
ver la bonne formule, lui qui s’échine depuis longtemps
sur un vaccin universel contre la grippe qui lui échappe
toujours? Le professeur Tangy alerte la direction géné-
rale de Pasteur. La rivalité des cerveaux ne peut qu’être
contre-productive, prévient-il. Il faut d’urgence ramener
le chercheur à la raison. Curieusement, la hiérarchie de
l’institut lui oppose un silence embarrassé. Dans son
équipe, on murmure qu’Escriou serait protégé par son
mandat syndical (ce que l’intéressé ne veut pas confirmer)
et dans ce temple de la science tricolore les syndicats
pèsent lourd. Le professeur doit contenir sa colère. Quand
Nicolas Escriou intègre officiellement le comité de pilotage
du projet V591, il enrage. D’autant que le polytechnicien
s’y montre très à son aise, prenant volontiers la parole,
soudain plus extraverti que dans le gentil chahut du labo-
ratoire. A l’entendre, rapportent certains témoins, il se
pose en véritable commandant en chef de la recherche en
cours, toisant ostensiblement son supérieur, allant jusqu’à
s uggérer qu’il ferait mieux de s’incliner. Après tout, se
targue Escriou, les virus respiratoires ne
sont-ils pas son domaine à lui? Et si son
tour de gloire scientifique était enfin venu?
A cet instant, Frédéric Tangy comprend
que la concurrence entretenue n’est sans
doute pas accidentelle. Si la direction de
Pasteur fait la sourde oreille à ses récrimi-
nations, c’est qu’elle approuve les travaux
de son cadet. Lui-même est proche de la retraite, peut-
être fait-on dans son dos le pari de l’avenir. Dans la
recherche, on peut aussi pratiquer le darwinisme entre
les hommes. Incapables d’additionner les travaux et
les caractères des deux rivaux en blouse blanche, les
patrons de l’institut choisissent de laisser chacun courir
de son côté. L’expert assis sur sa réputation contre le
mathématicien calculateur, que le meilleur

Les frères ennemis de
l’Institut Pasteur : à gauche, le professeur
Frédéric Tangy, 67 ans, directeur
du laboratoire d’innovation
vaccinale et ci-dessous, le polytechnicien
rebelle Nicolas Escriou.


[suiTe PaGe 52]

Un matin, on
découvre que les
souris en phase
de prétest ont disparu
de leur cage...
Free download pdf