Paris Match - France (2021-02-25)

(Antfer) #1

PARIS MATCH du 25 février au 3 mars 2021


Vu de l’étranger,
on assiste à une
guerre civile dans un
jardin d’enfants

merck exige d’aller plus vite,


ignorant que Pasteur


laisse deux scientifiques jouer


à la course à l’échalote


gagne, pourvu que Pasteur et la France récoltent les lau-
riers. Répondant à Paris Match, Nicolas Escriou valide
cette étonnante lecture. S’il dit regretter la « frustration
et l’amertume » de son aîné, il renverse les rôles entre
eux deux : « J’étais le mieux positionné pour diriger et
organiser le travail expérimental, plastronne-t-il. Mes
compétences sur les virus respiratoires me plaçaient
au premier rang. »
La haute hiérarchie de Pasteur, elle, formule quelques
généralités embarrassées. « Il y eut en effet parfois des
réponses excessives sous le coup de l’émotion, mais la
compétitivité – comme la coopération – font partie de
la vie scientifique », relativise le docteur Jean- François
Chambon, directeur de la communication.
Avant d’admettre : « Des controverses voire
des rivalités peuvent exister entre des cher-
cheurs qui travaillent sur des champs très
proches. A la fin, c’est la science qui nous
guide et qui permet des arbitrages. » Moins
sibyllin, un scientifique étranger qui a suivi de près
ces épisodes résume la situation : « Pendant tout le
printemps 2020, ce fut une guerre civile dans un jar-
din d’enfants. »
Le 17 mars, alors que la France se confine, la société
américaine Moderna annonce son premier essai clinique
autour d’un vaccin révolutionnaire, basé sur la techno-
logie de l’ARN messager. Le surlendemain, Emmanuel
Macron visite le laboratoire du professeur Tangy, où il
s’attarde, soucieux de tout comprendre et galvanisant
les équipes. Le 21 mars, coup de tonnerre : Pasteur
apprend que Themis, la biotech autrichienne avec
laquelle il travaille depuis huit ans sur la plateforme
rougeole, est rachetée par le géant américain Merck
pour 350 millions d’euros, cinq fois sa valorisation.
L’enjeu scientifique devient stratégique. Désormais, le
futur vaccin Pasteur risque de tomber aux mains des
Américains – et l’on sait que Donald Trump est peu
enclin à partager les doses avec le reste du monde...
C’est l’alarme à l’Elysée et à Bercy. Les réunions
s’enchaînent autour du secrétaire général, Alexis
Kohler, et au cabinet d’Agnès Pannier-Runacher, la
ministre de l’Industrie. On cherche dans la précipi-
tation un groupe français susceptible d’acheter la
licence du V591 ; ainsi, le futur produit miracle res-
terait bleu-blanc-rouge. Sanofi? Le géant du médica-
ment (qui n’est d’ailleurs plus vraiment français mais
largement anglo-saxon) décline : il veut se concentrer

sur ses deux propres « candidats ». Marie-Paule Kieny, directrice
de recherche à l’Inserm et ancienne sous-directrice générale
de l’OMS, s’active dans le même but. Elle prend contact avec
le directeur général de Pasteur, l’Anglais Stewart Cole. « J’ai
attiré son attention sur le risque de céder une licence exclu-
sive qui échapperait à la souveraineté nationale », se souvient-
elle. Malgré des heures de négociation, Merck obtient la licence
exclusive du V591.
Dès lors, les yeux rivés sur les avancées des savants allemands,
anglais, américains, chinois ou russes, Merck exige qu’on accélère
les recherches, ignorant que chez Pasteur on laisse deux méde-
cins jouer à la course à l’échalote. Fin avril, le compte à rebours
s’enclenche. Comme tous les laboratoires du monde conçoivent
des produits vaccinaux, les usines capables de fabri-
quer les lots précliniques sont surchargées. Le premier
« slot » possible – un créneau pour décoller, comme
en aéronautique – est pour la fin mai. Si elle veut en
profiter, Themis, l’alliée autrichienne de Pasteur, doit
préparer les semences des souches pour le début mai.
Effervescence au laboratoire du professeur Tangy, où plus que
jamais le directeur et son rival espèrent chacun coiffer l’autre au
poteau. Chez les Autrichiens, la guéguerre franco-française effare
et ulcère, car elle entrave, elle ralentit. Un de ses dirigeants se
souvient : « Le laboratoire nous enjoint de patienter, il traîne, il
propose d’attendre septembre. Rien n’est prêt, on se demande ce
qu’il fabrique, c’est totalement dingue. »
Ce qu’il « fabrique »? C’est en effet délicat. Ayant laissé croître
deux projets concurrents, Pasteur doit maintenant sélection-
ner un candidat et un seul. Mais comment choisir? L’antigène
corona virus, cloné pour être manipulable génétiquement, peut
être placé dans différents « wagons » du virus rougeole. Selon
la localisation, la réponse immunitaire sera différente. Mais il
n’y a plus guère de temps pour ajuster. « Plusieurs pistes ont
été explorées, admet Christophe d’Enfert, le directeur scienti-
fique. Nous avons eu un enjeu de rapidité : à un moment donné,
il a fallu choisir. Nous avons alors retenu le meilleur candidat
dont nous disposions. » Or, à la fin du mois d’avril, le produit
qui semble le plus prometteur est celui qu’a élaboré Nicolas
Escriou. Testé sur les souris, c’est lui qui obtient les meilleurs
scores immunogènes. Le V591, ce sera donc son « candidat ».
Un mois plus tard, 200 millilitres du précieux liquide maintenu
à moins 80 degrés partent pour Vienne dans une camionnette
World Courier.
Furieux d’avoir été doublé par un membre de son équipe, Frédéric
Tangy adresse, le 21 mai, un e-mail courroucé à sept directeurs de
l’Institut Pasteur. Il ne veut pas « assumer la responsabilité de ce
candidat vaccin » s’il devait échouer. Un seul destinataire lui répond :
François Romaneix, directeur général adjoint chargé des finances
et de l’administration, lui déclare qu’il prend note des « éléments
graves et importants » qu’il leur a signalés. Puis l’état-major de
Pasteur indique qu’il « veillera à limiter les tensions », mais il est
bien tard. Pendant qu’Escriou triomphe, Tangy écume. Il poursuit
pourtant sans relâche ses recherches, convaincu que le V591 ne
marchera pas. Deux mois plus tard, le lot clinique est fabriqué, les
agences réglementaires donnent leur feu vert et, le 24 août, Merck
lance comme prévu son essai sur une centaine de volontaires dans
quatre pays. La propre fille du professeur Tangy y participe : elle
s’était enrôlée comme cobaye avant que son père ne découvre que
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